Edward Schillebeeckx, théologien dominicain de grande renommée, raconte son troisième procès, dans son livre Je suis un théologien heureux. Entretiens avec Francesco Strazzari, Ed. du Cerf, Paris, 1995, pp. 74-78. Il raconte lui-même l’évènement et son témoignage est dans ses derniers mots !
Cela concerne le livre « Le Ministère dans l’Église : service de présidence dans la communauté de Jésus Christ » (1980). Le procès commença sous Hamer, que je connaissais bien car nous avions enseigné tous deux à Louvain, mais il fut conduit et conclu par Ratzinger, devenu préfet de la Congrégation en novembre 1981. Entre-temps, en septembre 1982, j’avais quitté l’enseignement à l’université de Nimègue ; je n’étais donc plus sous la coupe du grand chancelier de l’université, le cardinal Simonis, archevêque d’Utrecht. Le maître général de l’ordre, Vincent de Couesnongle, reçut un dossier à mon sujet, qui me fut ensuite remis par le père provincial. On demandait que soit constituée une commission de théologiens hollandais pour procéder à l’examen. Ce qui fut fait. A l’unanimité, elle se prononça pour dire qu’il n’y avait là rien contre la foi ; que, de fait, théologiquement parlant, la présence du ministre extraordinaire existe dans presque tous les sacrements, reconnue par la doctrine officielle de l’Église. Je soutenais que dans certaines circonstances extraordinaires on pouvait recourir à la présidence d’un ministre extraordinaire.
Ratzinger reçut le rapport de la commission des théologiens hollandais. Le 6 août 1983 il publia sa lettre sur le ministère sacerdotal, dans laquelle il soutenait que l’exclusion d’un ministre extraordinaire pour l’eucharistie avait été décrétée par le concile Latran IV. Ratzinger forçait le texte du concile et en tirait une conclusion logique. Le concile disait seulement que, seuls, les prêtres ordonnés peuvent présider la célébration eucharistique, étant donné qu’il y avait à l’époque des cas où des diacres présidaient. C’étaient là des cas communs en Orient. Quand l’évêque ne pouvait être présent, c’était le diacre qui présidait, en tant que représentant de l’évêque. Pour Ratzinger la question était close.
Deux ou trois mois après la publication de la lettre, Ratzinger lui-même me fit donc savoir que la question était close, et qu’il n’y avait pas de place pour un ministre extraordinaire à la présidence de l’eucharistie. Le dernier mot était dit, mais c’était le mot de Ratzinger. Le pape a certainement donné son consentement, mais ce n’est pas un acte du pape. Que ce soit là une question close, je ne le comprends pas. C’est surprenant. J’ai écrit un épilogue à l’édition française de mon livre sur le ministère, où je critique Ratzinger, qui s’arroge le droit d’interpréter à sa façon un concile, Latran IV.
Après la publication du document de Ratzinger, j’écrivis un nouveau livre sur le ministère. Je ne parle plus d’un ministre extraordinaire, mais je demande une sorte de sacrement pour les agents de pastorale, autrement dit, que ceux-ci puissent recevoir une ordination dans le cadre des ministères sacramentels. Je ne parle donc plus de ministre extraordinaire pour présider l’eucharistie, mais je fais appel à une autre catégorie pour dire la même chose.
Le maître général m’appela à Rome pour un entretien avec Ratzinger. Il y avait aussi le secrétaire de ce dernier, un Américain, et on parlait en anglais, que Ratzinger pratique bien. L’entretien dura environ trois quarts d’heure et fut très amical. Il ne s’agissait pas d’un procès selon les règles de 1971, mais d’une simple discussion, sans aucun caractère formel. C’est une procédure pire qu’un procès régulier. Je rencontrai Ratzinger seul à seul et je me croyais revenu au temps du concile. Alors déjà, il y avait en lui quelque chose qui ne me convainquait pas. Dans les réunions, pendant le concile, il ne parlait jamais. Rahner, Chenu, Congar, oui, mais lui ne s’exprimait pas.
Durant notre conversation il fut très cordial. Je lui dis que dans mon nouveau livre je ne parlais plus du ministre extraordinaire. Je demandais seulement une nouvelle ordination avec l’épiclèse. Il me demanda ce que je faisais à cette époque, après avoir quitté l’enseignement à l’université. Je répondis que je travaillais plus qu’avant. Je continuais à m’interroger : « Pour moi cette forme d’entretien peut encore marcher parce que j’ai un certain âge, mais pour les plus jeunes, c’est une façon de leur couper les jambes. Eux ne peuvent savoir ce qu’il y a derrière cette gentillesse et cette affabilité »
Nous sortîmes accompagnés par le secrétaire. Le maître général déclara qu’il avait une observation à faire à propos de l’entretien, mais le secrétaire l’interrompit, en disant : « Un entretien avec Ratzinger et le théologien, telle sera peut-être la nouvelle procédure de la Congrégation ». Le maître général et moi nous regardâmes. Ensuite parut dans l’Osservatore romano une note pour le peuple chrétien, à mon sujet, dans laquelle on disait qu’il demeurait encore, pour la Congrégation, quelques points de désaccord avec la doctrine officielle de l’Église, mais rien qu’il soit en opposition avec la foi. En conclusion, dans les trois procès, je n’ai jamais été condamné.
Vous avez beaucoup souffert de ce procès ?
Beaucoup, je ne dirais pas. Pour le premier, quand Rahner m’apprit que j’étais sous le coup d’une enquête sans savoir pourquoi, je fus abasourdi. Je me rappelle avoir dit à Rahner : « Voilà le traitement réservé à ceux qui travaillent jour et nuit pour l’Église ! ». Dans le deuxième procès j’étais un peu irrité, mais je me sentais plus libre vis-à-vis de la Congrégation romaine, des théologiens enquêteurs, de moi-même. C’était un procès à visage découvert et je me trouvai à mon aise, en dépit de la présence de Galot qui m’agaçait. Je me demandais comment tout cela pouvait être possible dans l’Église de Dieu. En tant que théologien, nous ne sommes pas infaillibles, mais il y a la façon de traiter les personnes.
Vous n’avez jamais envisagé de quitter l’Église et de sortir de votre ordre, comme l’a fait récemment le théologien brésilien Leonardo Boff ?
Jamais. Jamais. J’appartiens à l’Église catholique romaine, mais cela ne veut pas dire que cette Église ne puisse commettre des erreurs. De fait, elle en commet et il faut avoir le courage de le dire. Quitter l’ordre des Dominicains ? Jamais je n’ai mis en question le choix que j’ai fait à dix-neuf ans. Je souffre du choix de Boff, un ami très cher, lié aux pauvres, et ce qu’il a fait me déconcerte. J’en éprouve vraiment une grande douleur. Pour conclure le chapitre des procès, je dirais que, jusqu’ici, et je l’espère pour toujours, je n’ai subi aucun type de condamnation, et nonobstant ces aventures, je suis heureux d’appartenir à cette Église et à l’ordre dominicain.