Récemment, une vieille amie m’a fait part qu’elle se défiait de tous les textes sacrés de toutes les religions car son évangile à elle, c’était la rencontre des autres. La formule est belle mais agaçante à la fois. Comme toute parole qui interpelle, celle-ci a le mérite de provoquer l’approfondissement de la réflexion pour adhérer ou pas à une telle affirmation, la nuancer et peut-être l’enrichir.
Il convient tout d’abord de noter une évidence : Jésus dit le Christ, l’Oint de Dieu, l’Envoyé, le Messie lui-même n’a jamais lu les Evangiles ! Vous pourrez objecter simplement qu’il les a vécus. Cet argument fort et imparable, Jésus lui-même l’a avancé pour stigmatiser les Pharisiens qui vivaient la lettre mais non l’esprit de la parole de Dieu. Cela rejoint le propos de mon amie : vivre la rencontre est le lieu de l’amour possible, du lien sous le regard aimant du Transcendant. Au fond, l’écueil à éviter est bien de sacraliser le texte dans le sens de le scléroser, de l’assécher à force d’érudition ostentatoire ou de le vider de sa substance à force de le relire machinalement. L’impression de déjà-vu donne l’impression de déjà-sauvé. Dans le quotidien du croyant, la nouvelle (bonne) de notre résurrection rejoint peu à peu les petites annonces en page 28. Oui, nous sommes sauvés. Nous le savons à force de nous le faire répéter. L’annonce de la Résurrection deviendrait à la limite un peu lassante. Le côté formidable de l’annonce est peu à peu gommé.
Un autre écueil est bien entendu la fidélité du texte transmis, du texte retenu par rapport au discours du Maître. L’Evangile pourrait présenter le risque d’être, non une courroie de transmission de la Parole mais davantage un écran obscurcissant le message divin. Pourquoi retenir tel passage plutôt qu’un autre, devons-nous le prendre au pied de la lettre, quel est la part de la métaphore dans le récit, comment actualiser le texte transmis voilà vingt siècles à la réalité d’aujourd’hui ? Toutes ces questions, et bien d’autres encore, les exégètes les travaillent pour tenter de nous restituer toute la pureté du message évangélique. C’est un travail essentiel pour nous garantir précisément que le texte sacré ne devienne la caution de nos errements, de nos exclusions et de nos intolérances. Un exégète sérieux en plus, cela peut faire un ou deux fanatiques en moins !
En fin de compte, on peut sans doute se méfier du texte s’il empêche la rencontre. Les apôtres ont été envoyés en mission au sens propre pour annoncer la Bonne Nouvelle dans un monde où la transmission était orale et non pour éditer la version écrite orthodoxe de la Parole. Mais pour nous croyants, distants de plusieurs siècles, la transmission de la Tradition repose nécessairement sur l’écrit qui peut _ parfois _ fixer la parole au détriment du vivant. « La lettre tue mais l’esprit donne la vie » (2 Cor, 3-6).
Dans nos familles aussi, nous avons à témoigner de la parole, moins en paroles qu’en actes, en écoute plutôt qu’en déclamations, en paroles de bonté plutôt qu’en condamnation. Nous avons l’Evangile pour guide malgré toutes les insuffisances du texte transmis. Le critère de conformité à la Parole reste nos actes : « Prenez un bel arbre, son fruit sera beau ; prenez un arbre qui pourrit, son fruit sera pourri, car c’est à son fruit qu’on reconnaît l’arbre » (Mathieu 12 33).
Chaque fois que nous réussissons avec l’aide de la grâce à décalquer l’Evangile sur le texte de notre vie, nous devenons nous-mêmes une page d’Evangile que notre prochain pourra lui aussi lire et transmettre.