Dominicain allemand. Théologien et philosophe, Maître Eckhart enseigna à Paris et à Cologne. Son œuvre, à l’origine du courant mystique rhénan, se propose d’élever le théologique au rang d’une sagesse véritable.
« Une femme de bien a éclairé les sentiers de sa maison et n’a point mangé son pain dans l’oisiveté. »
Cette maison, c’est l’âme prise comme un tout, et les sentiers de la maison, ce sont les puissances de l’âme. Un maître ancien dit que l’âme est placée entre « un » et « deux ».
« Un », c’est l’éternité, qui se maintient toujours seule et simple. Mais « deux » c’est le temps, qui change et se multiplie. Ce qu’il veut dire par là, c’est que l’âme, par ses puissances supérieures, touche à l’éternité, c’est-à-dire à Dieu ; mais, par ses puissances inférieures, elle touche au temps et elle est sujette au changement, elle incline aux choses corporelles et y perd sa noblesse. Si l’âme pouvait entièrement connaître Dieu, comme les anges le connaissent, elle ne serait jamais venue dans le corps. Si elle était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n’aurait jamais été créé pour elle. Le monde a été créé pour l’âme, afin que l’œil de l’âme soit exercé et fortifié pour pouvoir supporter la lumière divine. Comme l’éclat du soleil ne tombe pas sur la terre avant d’avoir été, au préalable, atténué dans l’air et répandu sur d’autres choses, parce qu’autrement l’œil de l’homme ne pourrait la supporter, la lumière divine est d’une puissance et d’une clarté telles que l’œil de notre âme ne pourrait la supporter, si notre regard n’était pas affermi par la matière et élevé par les images, dirigé vers ta lumière divine et progressivement habitué à elle.
Par ses puissances supérieures, l’âme touche à Dieu ; et ainsi elle est formée d’après Dieu. Dieu est formé d’après Lui-même, II tient son image de Lui-même et de rien d’autre. Son Image c’est qu’il se connaît parfaitement Lui-même et qu’Il est tout entier lumière. Quand l’âme le touche par une connaissance droite, elle s’assimile à Lui dans cette Image. Quand on imprime un cachet sur la cire verte ou rouge ou sur une toile, il en résulte une image. Mais si le cachet traverse entière¬ment la cire, de façon qu’il ne reste pas la moindre cire en dessous qui ne soit imprimée par le cachet, cire et cachet ne font plus qu’un, et on ne peut plus les distinguer l’un de l’autre. De même l’âme est entière¬ment unie à Dieu dans l’image et la ressemblance, quand elle le touche en une connaissance droite.
Saint Augustin dit que l’âme est si noble et qu’elle a été créée si supérieure à toutes les créatures qu’aucune chose périssable, destinée à disparaître au jour du jugement dernier, ne peut parler à l’âme, ni agir en elle, sans intermédiaire ou sans messager. C’est le rôle des yeux et des oreilles et des cinq sens. Voilà les sentiers par lesquels l’âme s’en va dans le monde et par lesquels le monde, en retour, pénètre dans l’âme. Un maître dit que les puissances de l’âme n’ont cesse de revenir dans l’âme pour y rapporter toute leur récolte ; chaque fois qu’elles sortent, elles rapportent quelque chose. Il faut donc que l’homme protège soigneusement ses yeux, pour qu’ils ne rapportent rien qui soit nuisible à l’âme. Je suis sûr d’une chose : tout ce que voit homme de bien le rend meilleur. Voit-il des choses mauvaises, il remercie Dieu de l’en avoir préservé et le prie de convertir celui en qui est le mal. Voit-il au contraire de bonnes choses, il souhaite de les voir accomplir en lui-même.
Ce regard doit être double : il faut se défaire de ce qui fait tort et se perfectionner là où l’on a des défauts. ]e l’ai dit à plusieurs reprises déjà : Ceux qui jeûnent beaucoup, qui font de longues veilles et de grandes œuvres, mais ne se corrigent ni de leurs faiblesses, ni de leurs mauvaises mœurs (c’est pourtant en cela que consiste le véritable progrès), ceux-là se dupent eux-mêmes et sont le jouet du diable.
Un homme avait un hérisson et s’enrichit grâce à lui. Il habitait près de la mer. Quand l’animal sentait où le vent tournait, il faisait le dos rond et pointait dans ce sens. Alors l’homme allait sur la berge et disait aux gens : « Que me donnerez-vous si je vous indique dans quel sens le vent va tourner ? » II leur vendait le vent. Et c’est ce qui le rendit riche.
De même l’homme s’enrichirait certainement en ver¬tus, qui chercherait où réside sa plus grande faiblesse, pour s’améliorer sur ce point et s’efforcer avec grand zèle de vaincre ce défaut.
C’est ce que sainte Elisabeth a fait assidûment. Elle a sagement « éclairé les sentiers de sa maison ». C’est pourquoi « elle ne redoutait pas l’hiver, car tout son personnel avait double vêtement ». Quand quelque chose pouvait lui porter préjudice, elle se tenait sur ses gardes ; où elle trouvait quelque défaut, elle s’appliquait avec zèle à le combler. C’est pourquoi « elle n’avait pas mangé son pain dans l’oisiveté ». Elle avait aussi tourné ses puissances supérieures vers notre Dieu.
Les plus hautes puissances de l’âme sont au nombre de trois. La première, c’est la connaissance ; la seconde est l’irascibilis, c’est-à-dire une puissance qui tend vers le haut; la troisième, c’est la volonté.
Quand l’âme se retire dans la connaissance de la droite vérité, dans la puissance simple où l’on connaît Dieu, alors l’âme s’appelle lumière. Et Dieu lui aussi est une lumière, et quand la lumière divine s’infuse dans l’âme, l’âme s’unit à Dieu comme une lumière à une lumière. On l’appelle alors « lumière de foi », et c’est une vertu divine. Et là où l’âme ne peut atteindre avec ses sens et ses forces, la foi l’y porte,
L’autre puissance est la puissance ascendante ; son opération propre, c’est de tendre vers le haut. Comme c’est le propre de l’œil de voir les figures et les couleurs, et comme c’est le propre de l’oreille d’entendre des sons agréables et des voix, c’est le propre de l’âme de tendre sans cesse vers le haut par cette puissance ; et s’il lui arrive de jeter les yeux de côté, elle tombe dans l’orgueil, et c’est péché. Elle ne peut pas tolérer qu’il y ait quelque chose au-dessus d’elle- Je crois qu’elle ne peut même pas tolérer que Dieu soit au-dessus d’elle ; tant qu’il n’est pas en elle et qu’elle ne se trouve pas aussi bien que Lui-même, elle ne peut avoir ni trêve ni repos. Au moyen de cette puissance, Dieu est saisi par l’âme, autant du moins que la créature le peut, et c’est pourquoi on l’appelle « espérance », et c’est aussi une vertu divine. Par cette espérance, l’âme a telle confiance en Dieu que, lui semble-t-il, dans tout son être Dieu n’a rien qu’elle ne puisse recevoir.
Sire Salomon dit que « l’eau dérobée est plus douce qu’une autre eau ». Saint Augustin écrit ; « Les poires que je dérobais me semblaient plus douces que celles que ma mère m’achetait, précisément parce qu’elles m’étaient défendues et gardées sous clef. » Pareillement l’âme trouve bien plus douce la grâce qu’elle conquiert par une sagesse particulière et de grands efforts que celle qui est commune à tout le monde.
La troisième force, c’est la volonté intérieure qui, tel un visage, est toujours tournée vers Dieu dans le vouloir divin et puise en Dieu l’amour qu’elle fait entrer en elle. Là Dieu est attiré dans l’âme et l’âme est attirée en Dieu, et cela s’appelle un « amour divin », et c’est également une vertu divine.
La béatitude divine consiste en trois choses : la connaissance, qui fait qu’il se connaît Lui-même entièrement, la liberté, qui fait qu’il demeure sans être ni saisi ni contraint par aucune de ses créatures, et la parfaite suffisance, qui fait qu’il se suffit à Lui-même et à toutes les créatures. La perfection de l’âme dépend des trois mêmes choses : la connaissance, la conscience qu’elle a d’avoir saisi Dieu, l’union dans le parfait amour.
Voulons-nous savoir ce qu’est le péché ? Tout péché vient de ce qu’on se détourne de la béatitude et de la vertu. Toute âme bienheureuse doit elle aussi « surveiller ses sentiers ». Alors « elle ne craint pas l’hiver, parce que tout son personnel aussi a double vêtement », comme l’Écriture le dit d’Elisabeth. Elle était vêtue de force pour résister à toute imperfection, et parée de la vérité. Extérieurement et vis-à-vis du monde, cette femme vivait dans les richesses et les honneurs, mais intérieurement elle possédait la vraie pauvreté. Et quand la consolation extérieure lui fit défaut, elle s’enfuit vers celui auprès de qui toutes les créatures cherchent refuge, et méprisa le monde et se méprisa elle-même. Par là, elle se dépassa elle-même et méprisa qu’on la méprisât, si bien qu’à partir de cet instant elle ne se soucia plus de rien, mais ne sacrifia rien pour autant de sa perfection. Elle demanda à soigner les malades, à laver ceux qui étaient sales et à les garder d’un cœur fidèle.
Puissions-nous de même « éclairer les sentiers de notre maison et ne pas manger notre pain dans l’oisiveté », et que Dieu nous y aide ! Amen.