Ce samedi, veille des Rameaux, le grand-prêtre Caïphe fait le prophète malgré lui. Ce pontife rusé et machiavélique a compris que pour sauver sa charge et sa vie il devait prendre la décision de supprimer Jésus sous prétexte qu’il valait mieux faire périr un seul individu plutôt que mettre en péril de mort tout un peuple. Un procédé bien connu des épiciers : mieux vaut jeter à la poubelle un fruit gâté que de laisser pourrir tout un étalage. En période d’épidémie, sans aller jusqu’à la suppression du « pestiféré », on a tout de même inventé l’isoloir et la quarantaine.
Le quatrième évangile qui rapporte cet événement nous dit encore que la déclaration de Caïphe, sans le savoir ni le vouloir, donnait un sens à l’exécution de cet « agitateur » qu’il exécrait. La mise à mort de Jésus devrait « rassembler dans l’unité tous les enfants de Dieu dispersés ». Cette « prophétie » – car c’en est une ! – n’est pas passée inaperçue. Elle figure textuellement dans la troisième prière eucharistique de notre messe où elle prend la forme d’une demande instante adressée au « Père très aimant ».
La formule déborde aussi le cadre liturgique jusqu’à devenir le titre d’un roman récent écrit par une rwandaise que le génocide a séparée des siens, désormais « dispersés » aux quatre vents du globe. Une prière aussi ou un souhait très vif de voir à nouveau rassemblées les familles que le Covid a fait éclater, au point de se demander si on reconnaîtra un jour les visages de ceux qui jusque jà nous étaient familiers.
Mais la question fondamentale demeure. Le sacrifice de Jésus a-t-il vraiment concouru à réunir non seulement des hommes et des femmes géographiquement éloignés, mais encore des frères et des sœurs que la haine et la violence avaient transformés en ennemis ? Autrement dit, la prophétie de Caïphe a-t-elle été réalisée ?
Une amie me fait souvenir, au moment même où j’écris ces lignes, qu’il y a 25 ans exactement neuf moines étaient enlevés en pleine nuit de leur monastère de Tibhirine, puis retrouvés égorgés quelques semaines plus tard. Leur sacrifice a-t-il porté des fruits ? Tout spécialement sur cette terre qui a bu leur sang ? On pourrait s’interroger de même sur l’efficacité du sacrifice de Mgr Oscar Romero assassiné au cours d’une messe qu’il célébrait à San Salvador. Et sur celui de tant d’autres victimes innocentes dont on voudrait croire qu’elles ne sont pas mortes pour rien.
Sans doute, je pèche par impatience. Il faut ménager du temps au grain qui pourrit en terre pour que je puisse un jour goûter à son pain. Le sang des martyrs n’est qu’une semence enfouie dans les larmes. Une longue période nous sépare de la moisson et des cris de joie des moissonneurs. Je veux bien y croire. Même s’il m’arrive plus souvent qu’à mon tour de crier devant l’autel, comme les élus de l’Apocalypse : « Jusqu’à quand, Seigneur ? ».