Cette somme présente de manière thématique des centaines de « mariophanies » déclarées depuis les débuts du christianisme, qu’elles soient reconnues ou non.
Le volume est impressionnant : près de 1 000 pages de notices sur les « mariophanies », c’est-à-dire les apparitions publiques de la Vierge Marie avec communication d’un message. « La mariophanie, contrairement à la vision, revêt d’emblée un caractère public et une dimension communautaire qui lui confèrent une fonction d’intercession et de médiation comparable à celle de l’icône dans l’Église d’Orient », précise Joachim Bouflet. Ce qui explique que les apparitions publiques de la Vierge Marie soient rares chez les orthodoxes. « Quant aux apparitions dans le protestantisme, elles sont rarissimes et quasiment inexistantes en tant que mariophanies », précise l’historien des religions qui s’intéresse depuis longtemps aux phénomènes de piété et aux miracles.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on ne se prononçait pas sur la réalité même des apparitions, précise-t-il encore. Le discernement s’exerçait sur la personne des voyants, leur vie morale et spirituelle, l’orthodoxie du message reçu, les signes et les miracles éventuels. « C’est avec l’apparition de la Salette en 1846 que s’élabore le processus de reconnaissance tel que nous le connaissons aujourd’hui », avec la mise en place d’une commission d’enquête en quelque sorte pluridisciplinaire – théologique, canonique et sociologique – qui permet à l’évêque de se prononcer avant de soumettre son jugement à Rome. Ce qui n’empêche pas que des apparitions plus anciennes, dont le caractère surnaturel n’a pas été officiellement reconnu par un jugement canonique, bénéficient d’une forme de reconnaissance, en étant à l’origine d’un culte ou d’une forme de dévotion. C’est par exemple le cas de la Médaille miraculeuse…
Parcourant de manière chronologique le premier millénaire, l’auteur évoque les trois apparitions légendaires du Ier siècle de l’ère chrétienne (Saragosse, Le Puy-en-Velay, Ferrières-en-Gâtinais), tardivement documentées. « Il faut attendre le IIIe siècle pour rencontrer la première mariophanie attestée de manière crédible » dans un écrit de Grégoire de Nysse relatant l’apparition de la Vierge et de saint Jean l’Évangéliste à Grégoire le Thaumaturge à Néocésarée en Cappadoce. « Le récit de Grégoire de Nysse n’est tributaire d’aucun modèle antérieur et il n’y a pas motif d’en contester l’originalité non plus que l’authenticité ; au contraire, son enchaînement laborieux et la formulation maladroite de l’événement traduisent la difficulté pour l’auteur de rendre compte d’un fait inédit, nouveau pour lui et pour les mentalités contemporaines », estime l’historien.
Le parcours se poursuit avec les apparitions du deuxième millénaire, abordées de manière thématique : salus infirmorum (plusieurs mariophanies ont pour témoins des voyants malades ou handicapés) ; victorieuse du démon ; messagère de la parole de Dieu et de l’eucharistie ; protectrice des croyants… « Dans ses apparitions, Marie réactualise, par les guérisons qu’elle obtient de Dieu autant que par ses paroles, l’annonce de la Bonne Nouvelle du salut proclamée par Jésus », observe l’auteur.
L’auteur consacre aussi un important développement à Medjugorje et à sa « contagion mentale » en Italie et aux États-Unis. Il en vient à se demander si le « fait Medjugorje » ne marque pas une rupture par rapport aux mariophanies antérieures, dans la mesure où la structure habituelle de l’apparition (unité de temps, de lieu et d’action) semble remise en question.
Cette rupture, Joachim Buflet en voit la trace dans les mariophanies du troisième millénaire, fréquemment influencées par le phénomène Medjugorje, et « dans lesquelles très souvent la figure de la Vierge et le message qui lui est attribué sont occultés par l’exaltation de la personne et les actions, voire agissements, des visionnaires ». Ces apparitions récentes sont sans commune mesure avec par exemple celles de Lourdes, qui aux dires de l’auteur sont sans doute « la plus transparente et la plus pure des mariophanies que connaît l’histoire de l’Église ». Au final, cette somme offre une porte d’entrée originale dans l’histoire de la piété populaire et des sentiments religieux.
(Recension de Dominique Grenier, publié dans La Croix le 4 septembre 2020)