Pierre CLAVERIE, dominicain, est né en 1938 et assassiné le 1e août 1996. Lors de son ordination épiscopale, le 2 octobre 1981, dans la cathédrale d’Alger, il s’adressa à la foule, en français et en arabe, avant sa première bénédiction épiscopale :
Mes frères, mes amis, « La folie de Dieu » : c’est ce mot de saint Paul qui me vient à l’Esprit quand je considère le choix que vous venez de faire, avec l’assistance de l’Esprit Saint. Si l’apôtre est, pour celui qui l’envoie, « comme un autre lui-même »,… Si je suis appelé à être, au milieu de vous, comme une pierre de fondement de ce temple que vous êtes,… Si je suis ordonné pour porter avec assurance la Bonne Nouvelle de l’Amour de Dieu pour le monde,… Si je dois proclamer par ma vie et par ma parole que Jésus est ressuscité, vivant, présent et agissant dans ce monde par son Esprit,… Alors, oui, vous venez de faire une folie. Votre seule excuse est de croire que Dieu agit en nous par son Esprit pour peu que nous le laissions faire, que nous l’accueillions avec un cœur libre, sans crispation et sans tension, les mains ouvertes, avec confiance.
Une semaine plus tard, le 9 octobre 1981, lors de son installation comme nouvel évêque dans sa cathédrale d’Oran, il donne une homélie qui est un discours-cadre :
Oui, notre Église est envoyée en mission. Je ne crains pas de le dire et de dire ma joie d’entrer avec vous dans cette mission. Bien des équivoques héritées de l’histoire planent sur la mission et sur les missionnaires. Disons clairement aujourd’hui que… Nous ne sommes pas et ne voulons pas être des agresseurs… Nous ne sommes pas et nous ne voulons pas être des soldats d’une nouvelle croisade contre l’Islam, contre l’incroyance ou contre n’importe qui… Nous ne voulons pas être des agents d’un néo-colonialisme économique ou culturel qui divise le peuple algérien pour mieux le dominer… Nous ne sommes pas et ne voulons pas être de ces évangélisateurs prosélytes qui croient honorer l’amour de Dieu par un zèle indiscret ou un manque total de respect de l’autre, de sa culture, de sa foi… Mais nous sommes et nous voulons être des missionnaires de l’amour de Dieu tels que nous l’avons découvert en Jésus-Christ. Cet amour, infiniment respectueux des hommes ne s’impose pas, n’impose rien, ne force pas les consciences et les cœurs. Avec délicatesse et pas sa seule présence, il libère ce qui était enchaîné, réconcilie ce qui était déchiré, remet debout ce qui était écrasé… Cet amour, nous l’avons connu et y avons cru… Il nous a saisis et entraînés. Nous croyons qu’il peut renouveler la vie de l’humanité pour peu qu’on le reconnaisse…
Comment écouter si nous sommes pleins de nous-mêmes, de nos richesses matérielles ou intellectuelles… Notre chance, en Algérie, est d’être assez démunis – mais l’est-on jamais assez ? – de nos richesses, de nos prétentions et de notre suffisance pour pouvoir entendre, accueillir, partager du peu que l’on a. Il ne faudrait pas que nous soyons perpétuellement préoccupés de nous défendre. Qu’avons-nous à défendre ? Nos fortunes ? Nos bâtiments ? Notre influence ? Notre réputation ? Notre surface sociale ? Tout cela serait bien dérisoire au regard de l’Évangile des Béatitudes… Remercions Dieu lorsqu’il rend son Église à la simple humanité… Réjouissons-nous de tout ce qui peut nous rendre accueillants et disponibles, plus soucieux de nous donner que de nous défendre… Plutôt que de nous protéger, nous devrions défendre ce que nous jugeons être l’essentiel à la vie, à la croissance, à la dignité et à l’avenir de l’homme. L’amour de Dieu nous y pousse….
Cela nous le vivons dans un pays majoritairement musulman. En Islam comme ailleurs, ce qui compte, c’est l’humanité devant Dieu. Cette humanité, la nôtre et celle des autres, n’est ni pire ni meilleure que d’autres… C’est pourquoi je ne crains rien tant que le sectarisme et le fanatisme, surtout religieux. Notre histoire chrétienne en porte de nombreuses traces et nous ne pouvons pas voir sans inquiétude se développer des mouvements intégristes. Ils divisent déjà l’Église. En Islam, sous le nom de Frères musulmans, ils semblent étendre leur influence. Je connais assez d’amis musulmans qui sont aussi mes frères, pour penser que l’Islam sait être tolérant, fraternel… La religion peut être le lieu des pires fanatismes… Le dialogue est une œuvre sans cesse à reprendre : lui seul nous permet de désarmer le fanatisme, en nous et chez l’autre… Frères et sœurs, voilà notre mission ; elle est aussi vaste que notre vie : elle se fera prière, dialogue, parole, action… Nous allons poursuivre ensemble cette aventure, laissant Dieu conduire notre pèlerinage.