Dans la pensée d’Athanase, l’attirance du Logos est une impulsion vitale, mais qui est à la merci d’autres stimuli, contradictoires, qui la morcellent. En étudiant ce conflit, j’ai souligné plusieurs fois le contraste, dans le vocabulaire d’Athanase, entre désir et envie. Pour clarifier ces termes, nous allons procéder à une analyse étymologique. L’envie, l’appétence hdonh (hêdonê) dérive du verbe grec hdomai (êdomai), qui signifie “jouir”, “éprouver du plaisir”. Nous y avons recours quand nous disons de quelqu’un que c’est un “hédoniste”, dont la vie est gouvernée par la recherche du plaisir. Le terme grec pour désigner le désir poqoj (pothos) renvoie au désir d’une chose éloignée ou perdue, connue et chérie, mais hors d’atteinte. Si hêdonê jaillit de moi, de mon envie de satisfaction, je fais l’expérience du pothos par la force de quelque chose qui m’est extérieur.
L’envie est mienne, mais le désir est un don que j’ai reçu. L’argument d’Athanase est confirmé par la sémantique. Notre véritable désir est logique à la fois parce qu’il est rationnel et, plus littéralement, parce qu’il vient de loin, du Logos qui nous a créés et recréés. Quand je désire, j’entends le Verbe de Dieu interpeller son image en moi. En ce sens, les mots de Rilke “je suis fait de désir” acquièrent un pouvoir nouveau.
Si cela est vrai, alors un tel désir trouvera-t-il à s’exprimer même quand le Verbe n’est pas consciemment professé comme vérité ? La question est pertinente à une époque où la société rejette la religion, lui préférant des vues séculières. Pour que le message chrétien soit audible, nous devons montrer qu’il est plus qu’un échafaudage monté autour de la soif existentielle de l’homme; qu’en réalité, il correspond à la soif et à son assouvissement. Nos ancêtres dans l’Antiquité étaient sur ce point plus créatifs. Nous ferions bien de nous en inspirer. L’art profane peux jeter une lumière étonnante sur la théologie, en révélant ce que les hommes et les femmes désirent, et de quelle manière. Pensez au mouvement final du Quintette de Schubert, qui exprime la lutte titanesque de l’homme face à la mort, le combat pour lâcher prise. Ou à certaines sculptures de Rodin, qui parvient à faire frémir de désir le matériau le plus rigide.
Ou aux nenuphars que Monet peignait inlassablement à la fin de sa vie, en plongeant de plus en plus profondément en lui afin de sonder le mystère scellé sous la trivialité de la matière.
Un écrivain dans l’ œuvre et animée d’une telle tension est Andreï Makine (…). (Selon Makine,) la beauté démasque l’idéologie, une beauté aussi éthique qu’esthétique. Un rayon de lumière perce là où on l’attend le moins, dans ce qui paraît humble, gris, très pauvre. Le remarquer, c’est changer. Le partager avec autrui, l’atteindre ensemble, c’est aimer. Aimer de cette manière, c’est ne plus appartenir à ce monde.
Ces exemples révèlent une sensibilité croissante à la beauté. Celle-ci tire l’homme de la stupeur cynique, confirmant qu’aucune vie humaine ne peut être limitée par une abstraction. Elle produit un impact profond sur la perception du temps, qui s’avère être une valeur non pas absolue, mais relative et temporaire : initiés une fois à la beauté, les êtres humains découvrent qu’ils sont porteurs d’une réalité plus grande, qui, quand elle trouve l’écho d’elle-même dans l’univers, triomphe sur le temps, en introduisant une dimension à laquelle seul le verbe peut survivre. Finalement, la beauté crée la communion entre les gens, en présentant un royaume universel dans lequel la solitude individuelle disparaît, sans attenter au statut de la personne. Ce monde-là, par-delà la vie et la mort, est le pays de l’amour. Et ce « là-bas » peut être atteint « ici ». Nous pouvons rencontrer l’éternité « maintenant ». Sans le moindre sentimentalisme, Makine découvre les recoins les plus intimes du cœur. En le lisant, on se sent vulnérable.
Je n’entends pas détourner Makine et en faire un écrivain crypto-chrétien. Je suggère simplement que d’un point de vue chétien, il se trouve sur le seuil du mystère « logique ». Son appel de la beauté porte le sceau du pothos Athanasien. C’est le désir pour une chose connue jadis, mais perdu depuis longtemps. Makine, comme Rilke, appartient à cette catégorie d’artistes que Claudel appelait les “poètes de la nuit”, tourmentés par l’appel du Logos. Prophètes aveugles qui ignorent les secrets qu’ils présentent mais qui peuvent nous en apprendre long, à nous qui pensons savoir mais échouons souvent à voir. Ils épellent des valeurs transcendantales dans un mouvement ascendant en partant des sens. Ils nous aident ainsi à discerner ce qu’a vu Athanase: Que nos corps sont des instruments privilégiés dans notre quête de connaissance et d’amour du Dieu incarné.
Le discours chrétien part souvent de l’autre bout du spectre, de notions relevant de la transcendance, en oubliant que des termes comme « grâce », « péché », « rédemption », et même « Dieu », ont fini par perdre leur sens dans notre monde contemporain, autant de hiéroglyphes d’une étape révolue de l’évolution culturelle. Que cela nous plaise ou non, pour l’homme de la rue, ce que la foi propose paraît aussi pertinent que le credo cité par Makine dans l’un de ses livres, lettres incrustées dans le béton du fronton d’une centrale d’armement chimique : « Vive le marxisme-léninisme, doctrine éternellement vivante, créatrice et révolutionnaire »! La fin de la phrase se perdait, (écrit Makine) « dans la fumée qui stagnait au-dessus de ce site industriel ».
Notre époque se méfie des mots, elle fuit les dogmes. Mais elle n’ignore pas le désir. Elle se languit confusément, sans vraiment savoir de quoi. Mais le sentiment d’héberger un vide qui a besoin d’être rempli est omniprésent. À mon sens, il y a urgence à montrer la finalité logique de ce désir ; montrer de manière intelligible que cette langueur que décrit Makine – et que reconnaissent ses lecteurs – n’est pas étrangère à la condition chrétienne, et trouve son accomplissement dans le Christ. L’Évangile n’anéantit pas notre désir, mais le valide, nous assurant que l’objet de notre désir est réel et substantiel.
Erik Varden, Quand craque la solitude, éd. Du Cerf, 2019 (p.160-170 extraits).
Il est clair que la poésie et la prophétie ne sont qu’une seule et même chose pour désigner la “création”. L’un est un terme païen, l’autre judéo-chrétien. Le Verbe divin se manifeste où il veut. C’est aussi le cas de ce monument qu’est “Le Message Retrouvé” de Louis Cattiaux. À lire, très certainement !