L’histoire du christianisme est marquée périodiquement par des luttes contre les tentations du dualisme. Là, le manichéisme au 4e siècle, l’hérésie cathare au temps de saint Dominique, on peut ajouter le cartésianisme au 17e siècle. Dans son célèbre ouvrage Science as Salvation, Mary Midgley soutient que la modernité considère souvent le salut comme une évasion du corps. Le monde virtuel, qui est infiniment malléable, peut mener au mépris du corps. Le salut est regardé comme une libération de la chair et de ses limites. Notre société est très ambiguë au sujet du corps. D’une part, la beauté du corps fait l’objet d’un véritable culte. Les publicités nous montrent sans cesse des corps absolument parfaits. J’ose à peine me déshabiller sur la plage pour aller nager de peur de déclencher la risée des gens et une vague de dégoût. D’autre part, nous avons tendance à nous montrer cartésiens: Je pense, donc je suis. Et à nous penser d’abord comme des intelligences. La différence de genre est considérée comme peu importante d’où l’incompréhension de beaucoup de personnes devant nos réserves concernant le mariage homosexuel. Si nous ne sommes qu’une intelligence reliée au corps par des liens lâches, alors où est le problème ?
La beauté du corps humain affirmée par saint Dominique a une très grande pertinence aujourd’hui. Mais que signifie être un corps ? Il y a 2 ans, j’ai eu un tracas coronaire, un petit infarctus, rien de grave. Je suis captivé par le traitement, comme devant la meilleure des émissions de télé. On injecta des colorants dans mes artères pour voir où se trouvaient les obstructions. J’avais sous les yeux ce qu’était mon cœur, fondamentalement : une pompe. C’était comme une machine qui requérait un minimum d’entretien, d’avoir ses tuyaux débouchés de temps en temps, comme pour le chauffage central ou le moteur des voitures. Et les médecins parlait avec ce vocabulaire-là, comme si mon corps était une machine. Des éléments s’usent et on peut les remplacer par des pièces de rechange. Il fallait remettre de la graisse. L’attrait de la réincarnation doit être lié à ça. Quand ce modèle est en fin de vie, on en change : aujourd’hui un homme et la prochaine fois, avec un peu de chance, un labrador indolent.
Mais le christianisme met en question cette manière de considérer le corps humain, en particulier par ce qu’en révèle l’Eucharistie. Ce n’est pas un hasard si saint Dominique aimait célébrer l’office eucharistique fréquemment, ce qui laissait perplexes ses contemporains. Son amour de ce sacrement – communier au Corps du Christ – se rapporte certainement à sa conviction d’un corps humain bon. Lors de la Cène Jésus nous a montré le sens d’avoir un corps, quand il prit le pain, le bénit, le rompit et le donna en partage, en disant : “ceci est mon corps donné pour vous.” Notre corps est un don, un cadeau reçu : il nous est donné par nos parents, nos grands-parents et nos ancêtres innombrables et, en définitive, par Dieu. Et c’est aussi un cadeau à donner. Je pense que c’est le meilleur fondement d’une éthique de la sexualité : la générosité de la Cène, ceci est mon corps donné pour vous. Nous donnons notre corps avec générosité, fidélité et vulnérabilité. Voyez de combien de façons les gens font cadeau de leur force physique : les parents lorsqu’ils élèvent leurs enfants, les infirmières lorsqu’elles lavent les corps et font les lits, les chirurgiens lorsqu’ils coupent et recousent. Il y aurait là matière à toute une conférence.
Mais je voudrais vous dire quelque chose qui peut paraître un peu extravagant. Tout de même, le corps humain ne se résume pas à un vieux cadeau reçu. Notre corps est la forme prise par l’amour divin qui s’est fait chair. Il est l’expression visible de la grâce. Même mon corps assez gros et flasque est conçu pour accueillir Dieu comme dans un sanctuaire. Dieu s’est fait chair en s’incarnant comme un être humain. Cela n’avait rien à voir avec la manière dont un extraterrestre irait s’emparer d’un emballage commode. Nous avons évolué de façon à pouvoir accueillir en nous l’amour de Dieu. Nous sommes correctement constitués pour que Dieu vienne demeurer en nous. Nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Jésus. L’homme a pour tâche de devenir le visage du Christ ses oreilles, ses pieds, sa bouche et sa joie.
Bien des gens on honte de leur corps. Jean Vanier, le fondateur de l’Arche, accueillit un jour Pauline dans sa communauté. Il apparut qu’elle haïssait son propre corps. Peu à peu, la communauté lui permit de guérir. On lui donna de jolis vêtements, un nouveau rouge à lèvres, du parfum qui sentait bon, et ses amies lui massèrent le corps et lui firent prendre des bains chauds. Et tout cela la guérit de sa violence. Elle put regarder son corps sans éprouver de honte. Je ne suis pas en train de suggérer que le massage collectif et les cadeaux de Noël odorants deviennent des exercices communautaires, mais nous pouvons apprendre à nous complaire dans notre corps en tant que temple du Saint-Esprit, embellis par la Grâce.
Sainte Thérèse d’Avila a dit ceci : « désormais, le Christ n’a plus de corps terrestre sinon les nôtres, plus de mains sinon les nôtres, plus de pieds sinon les nôtres, Vos yeux sont ceux par lesquels vous devez essayer de trouver la compassion du Christ pour le monde, Vos pieds sont les pieds qui doivent lui permettre de vaquer à ses bonnes œuvres, Vos mains sont celles avec lesquelles il va bénir les gens aujourd’hui ».
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Timothy Radcliffe, Au bord du mystère. Croire en temps d’incertitude, Éditions du Cerf, Paris, 2017 (pp.99-103)