La prière comme pureté de l’attention chez Simone Weil (par Martin Steffens, Prier 15 jours avec Simone Weil, ed. Nouvelle Cité 2016, p.22)
Tout le ridicule de notre condition humaine tient en ce que, selon le philosophe Nicolas Malebranche, l’homme peut être distrait de sa quête de la vérité par le seul bourdonnement d’une mouche. Cette dernière ayant pénétré dans notre lieu de méditation, nous voilà tout entier concentré à ne pas l’entendre, puis contraints de tergiverser sur la conduite à tenir, s’il faut l’éconduire ou bien l’écraser, simple insecte devenu le symbole de notre indisponibilité à l’essentiel. La faculté d’attention est, comme toute chose précieuse, une chose fragile. Car l’attention est, selon la formule de Malebranche, une «prière naturelle» : la voie sûre mais exigeante que tout homme peut emprunter dans sa recherche de la vérité.
C’est là ce que Simone Weil comprit très tôt. (…) À l’âge de 14 ans, écrasée par le génie de son frère, désespérée de n’y avoir part, Simone Weil fut saisie par l’idée selon laquelle «n’importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre». Autrement dit, l’attention est la condition nécessaire et suffisante de l’accès à la vérité. Nulle autre condition, talent naturel ou travail forcené, n’est a priori requise.
S’il faut travailler, c’est d’abord à se mettre en condition. Cette disponibilité d’esprit, quand elle est parfaitement acquise, Simone Weil la nomme prière: «L’attention absolument sans mélange est prière». Par là, elle veut dire deux choses: Quand nous sommes concentrés à la résolution d’un problème mathématique, ou bien encore tout entier voués à suivre une mélodie, nous prions. Et, inversement, il n’y a pas de prière sans cette attention par quoi la souffrance trouve son écoute, le problème sa solution, et la mélodie, l’oreille qui l’honore.
Prier, c’est être attentif. Et inversement. Prier aux côtés de Simone Weil ne peut donc se faire sans avoir élucidé ce en quoi consiste précisément l’attention. Simone Weil la définit comme un effort, «le plus grand des efforts», dit-elle, pour immédiatement se corriger: «Mais c’est un effort négatif». Car l’effort, ici, est de n’en faire point, de ne pas être actif. Est attentif celui qui, tout entier tendu vers l’objet de sa quête, le laisse cependant venir à lui.
L’attention est en effet cette vacance de la conscience qui la rend accueillante. Elle est le vide que l’on fait et que la vérité, peut-être, viendra combler. D’après Simone Weil, si l’on commet parfois des erreurs, c’est que, par peur du vide, on s’est précipité sur ce qu’on savait déjà, contraignant la vérité, toujours neuve en son jaillissement, à épouser les contours trop étroits de nos anciennes connaissances.
Peu importe vos résultats, déclarait la jeune professeur du Puy, pourvu que, par l’attention que réclame de vous vos exercices scolaires, vous acquériez un peu de cette disposition intérieure à la faveur de laquelle la vérité d’un problème mathématique ou d’un poème consent à se donner à vous. Pour Simone Weil, l’école devrait enseigner à se tenir au seuil du problème à résoudre et à attendre patiemment. Raisonner correctement, cela ne se peut sans avoir d’abord appris à se taire et à écouter. Il faut savoir endurer l’énigme, sans précipitation. «Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés mais attendus», écrit Simone Weil. «Pour un adolescent capable de saisir cette vérité, et assez généreux pour désirer ce fruit de préférence à tout autre, les études auraient la plénitude de leur efficacité spirituelle en dehors même de toute croyance religieuse».
Si notre époque s’est rendue incapable de Dieu, c’est en effet parce qu’elle ne conçoit plus la connaissance que comme une active conquête de la vérité. Le scientifique est, à la suite de Galilée, un essayeur: scalpel en main, il traque la vérité dans des protocoles expérimentaux. Cette méthode est efficace. Il est cependant remarquable que les vérités qu’une telle méthode découvre n’ont rien à dire à l’homme: elles ne lui parlent pas de lui mais de processus mécaniques ou physico-chimiques. Elles lui disent comment le monde est fait mais non pas comment y habiter. Tout se passe comme si l’active conquête de la vérité tuait en elle ce qu’il y a de vivifiant pour l’homme.
C’est pourquoi il faut une autre méthode. Car, à côté de ces vérités mortes, que la science collectionne comme autant de trophées, il existe, selon Simone Weil, des vérités agissantes, vivifiantes. De telles vérités interpellent l’homme, répondent à son désir de trouver le sens de son humanité. Elles ne lui disent pas, à la manière des sciences physiques, que la chute d’un corps dans le vide est uniformément accéléré mais, par exemple, que la vie humaine trouve son plein accomplissement dans le libre renoncement à soi pour l’autre.
Ces vérités sont une nourriture pour l’homme. Elles se reconnaissent en ceci qu’elles viennent à l’homme, pour peu qu’il leur offre son hospitalité, c’est-à-dire son attention. Il ne s’agit pas de conquérir, mais, tout au contraire, de contenir en soi assez de vide, assez d’espace, pour devenir une terre d’accueil.
C’est là le premier geste de toute prière: Dire, comme Samuel, «parle mon Dieu, ton serviteur écoute» (I Sam 3,10). Ou même, plus simplement: «Je suis là», ne demandant rien, ne cherchant rien, se tenant prêt à endurer le silence, si c’est de cela que Dieu veut nous nourrir.(…)
Qui veut recueillir un peu d’eau ne doit pas empoigner celle-ci mais, au contraire, creuser sa main. Le poing crispé n’aura capturé que sa propre crispation. Au contraire, le désir qui œuvre, dans l’attention, a la patience de se creuser d’abord pour se laisser emplir. Il est à remarquer que la prière qui demande «que ta volonté soit faite» se présente à Dieu les mains vides – vides parce qu’ouvertes.