Il y a quelques années, dans une embarcation de fortune qu’il avait rafistolée lui-même, l’abbé Raymond Lavoie s’est noyé en tentant de traverser le fleuve de l’île d’Orléans à Québec. Il est mort comme il a vécu : dans la témérité. Il n’aura pas eu droit à ce concert officiel d’admiration qui accompagne la disparition de nos grands hommes. Au cours de son existence fiévreuse, il n’a guère su proférer les paroles convenues, celles qui émeuvent sans trop déranger. Ses projets, ses tentatives furent multiples, des coopératives jusqu’à des projets de gouvernement. On y a vu de l’agitation, alors que cet homme était habité par l’irrésistible passion de servir.
Raymond Lavoie était avant tout un prêtre. Fils de la bourgeoisie, ce pasteur s’était converti à la pauvreté. Curé de Saint-Roch pendant de nombreuses années, il a partagé la vie quotidienne de ses paroissiens, proche de tous, surtout des déshérités et des humiliés. Dans les milieux éclairés, on s’est abondamment moqué de lui lorsqu’il a manifesté contre l’implantation d’une boutique de spectacles érotiques dans Saint-Roch. Pour lui, c’était là une nouvelle insulte envers les gens de la basse-ville.
Un quartier chic aurait-il toléré un pareil établissement? Et aurait-on accepté ailleurs cette masse de béton, cette autoroute qui surplombe des habitations de Saint-Roch? Aurait-on supporté, en des endroits mieux pourvus, qu’une voie ferrée coupe les petites rues, entrave la vie d’humbles citoyens habitués à tout supporter comme une fatalité? Ses combats, qui l’apparentaient à Don Quichotte, il les a menés au nom de la dignité des pauvres.
Il aura mobilisé, bousculé bien du monde. À ceux- ci, il a demandé de l’argent pour ses œuvres. De ceux- là, il a requis des interventions et des conseils. Ses complices, plus ou moins consentants, furent innombra¬bles. Pour ma part, il m’est arrivé de me laisser entraîner, à mon corps défendant, à une manifestation à la gare du Palais où j’ai dû improviser un discours prenant que des paroissiens déposaient des sacs d’ordures sur la voie ferrée. À la sortie, il m’a entraîné au poste de police où il allait chercher un enfant abandonné. Il m’a soumis des textes, car il trouvait le temps d’écrire. Je lui ai servi de contradicteur, toujours surpris de l’humi¬lité de cet homme si entêté par ailleurs.
Son presbytère était un invraisemblable caphar¬naüm où on entrait comme dans un moulin. Des boîtes, des paquets, destinés à secourir, encombraient les piè¬ces. Cet être singulier ne s’était gardé aucun quant-à- soi. En le quittant, on éprouvait un peu de honte de retourner au silence de sa bibliothèque.
A-t-il été efficace? Je ne suis pas sûr qu’il ait mis beaucoup de temps à de minutieuses évaluations. Ses entreprises ont été des défis à l’adresse des pouvoirs et de leurs savantes stratégies. Il m’a souvent rappelé le prophète Amos. On se souvient de ce berger venu dans la capitale du royaume d’Israël, alors prospère, où les pauvres étaient opprimés avec élégance, où on rendait même à Dieu les sacrifices prescrits. Amos osa démas¬quer cette confortable hypocrisie. On voulut se débarras¬ser de cet emmerdeur. Les autorités légitimes finirent par le renvoyer à sa campagne. Mais sa parole nous est restée, consignée dans l’Écriture: «Que l’équité coule comme l’eau, et la justice comme un torrent qui ne tarit pas.» (Am, 5,24) Le témoignage de Raymond Lavoie demeurera lui aussi.
À ses funérailles, à part le maire de Québec à qui cela fait honneur, aucun des grands de ce monde. De la mort de cet homme, il n’y avait pas de prestige à récupérer. Mais 2000 personnes, de ceux qu’il avait aimés et aidés, sont venues lui rendre témoignage à leur tour. Le cardinal Vachon, qui a tenu à présider lui-même aux obsèques, a su dire, en faisant son éloge, où doivent être d’abord les solidarités de l’Église de Jésus Christ. Que le souvenir de ce juste, imprudent et fidèle, trouble longtemps nos bons sentiments et nos sages compromis.