Se méfiant de l’institution ecclésiale, il semblerait que nos contemporains ne soient sensibles qu’aux témoins sortis du bois de l’incroyance et de la désillusion. Faute d’en repérer sur nos chemins habituels, il est bon de faire revivre ceux qui ne sont plus, mais dont la voix résonne encore sur nos landes désolées. Comme un nécromant, j’évoque donc les mânes de Jacques Loew (1908-1999) et de Madeleine Debrël (1904-1964). Deux contemporains, un homme et une femme, qui ont traversé l’Eglise de leur temps, affronté ses problèmes et, sans qu’ils ne se soient vraiment concertés, y ont répondu de manière analogue.
L’un et l’autre furent des enfants d’Auguste Comte et d’Anatole France. Ils ont grandi dans le giron intellectuel athée de la France de l’entre deux siècles. L’un et l’autre se convertirent à ce Dieu qui un jour les avait surpris et dont ils disaient « être sûrs ». Ils ne remirent jamais en question cette foi fondamentale et n’eurent de cesse de la transmettre aux non croyants abandonnés par l’Eglise officielle, plus proche des riches et des bourgeois que des ouvriers prolétaires des banlieues. C’est à leur intention que Jacques rédigea les premiers « Cahiers Fêtes et Saisons » où il tentait de rendre probable l’existence de Dieu à partir de leurs propres mots et connaissances pratiques. Pour eux aussi, Madeleine publia sa prose prolifique, inégalable de simplicité, de profondeur et de poésie. L’un et l’autre s’improvisèrent « missionnaires sans bateaux », sans prendre le large. ll leur suffisait pour annoncer l’Evangile de descendre les escaliers du métro ou partager le boulot des débardeurs du port de Marseille.
Tout en privilégiant « la vie d’équipe », Jacques et Madeleine observaient de respectueuses et sages distances d’avec l’appareil ecclésiastique ambiant. Madeleine logeait en plein cœur de la commune marxiste d’Ivry dont elle était fonctionnaire municipale et Jacques vécut une période de sa vie à la Rue Grand’Fontaine de Fribourg, lieu chaud de cette ville où il avait installé sa fameuse « Ecole de la foi ». Cette surprenante proximité ne les a jamais conduits à pactiser avec le marxisme ou le vice, mais leur a permis d’établir des relations de solidarité humaine avec les hommes et les femmes qui vivaient autour d’eux.
L’ukase romain de 1954 qui mettait fin à l’expérience des prêtres ouvriers fut douloureusement ressenti par eux deux. Ils protestèrent contre cet abandon, sans que Madeline ne modifiât d’un pouce son train de vie quotidien, tandis que Jacques, très habilement, composait avec cet interdit en inventant la MOPP (Mission Ouvrière Pierre et Paul), composée d’équipes qui faisaient vivre ensemble des missionnaires travaillant en usine ou sur des chantiers et d’autres chargés d’un service paroissial. Le signataire de ces lignes eut la chance de partager deux étés successifs la vie d’une de ces communautés originales. C’était à Port-de-Bouc, dans la banlieue rouge de Marseille. Il a gardé le souvenir de la frugale simplicité de ces frères et la chaleur de leurs relations avec toutes les composantes de la population de cette ville socialement et religieusement si contrastée.
Et maintenant, que reste-t-il de cette expérience missionnaire ? Un haussement d’épaules ? Un soupir nostalgique qui regrette les neiges d’antan ? Je préfère lire dans la vie de Jacques et Madeleine une impulsion prophétique pour l’Eglise de notre temps.