Après avoir loué les écrits de Catherine de Sienne, son premier biographe Raymond de Capoue, o.p. ajoute : «Ils sont cependant peu de choses à côté de la parole vivante qu’elle nous faisait entendre. Le Seigneur lui avait donné une langue si bien instruite qu’elle savait toujours que répondre. Ses paroles brûlaient comme des torches, et nul de ceux qui les entendaient ne pouvait se dérober complètement à l’ardeur de leurs traits enflammés»1. Catherine a été une femme de parole: on peut même dire que toute sa vie a été parole et service de la Parole de Dieu, «office du Verbe» comme elle disait.2
Or, produire une parole, en privé ou en public, ne va jamais de soi. La parole constitue pourtant l’être humain. Elle est le commencement de l’existence personnelle et communautaire, dans l’ordre social et l’ordre moral 1. Dans une parole, l’être humain s’affirme comme sujet pensant, responsables de sa propre existence et de ses relations avec les autres, avec l’Autre. Catherine a pris la parole et a tenu parole. De ce fait, elle nous interpelle. Sommes-nous des êtres de parole dans nos vies et nos milieux culturels, en tant que baptisé(e)s?
Le lieu de parole de Catherine
On prend la parole à partir d’un lieu. Celui de Catherine est le XIVe s. (1347-1380), en Italie et en Europe, élargi jusqu’ à l’Orient musulman. Plus immédiatement, c’est le milieu ecclésial et civil de l’Italie ravagée par la peste et en gestation des États nations, avec les violences que cela peut impliquer. L’autorité ecclésiastique est remise en question dans les États pontificaux. La papauté, de nationalité française depuis 1309, gouverne à partir d’Avignon, fortement centralisée. Si on prend à témoin les lettres de Catherine, le gouvernement ecclésiastique est souvent plus préoccupé de son pouvoir et de ses biens que de la vie évangélique, au détriment des fidèles dans l’Église et du peuple aux prises avec de graves injustices. C’est un temps de «crise»1.
Dans ce contexte, pour l’essentiel, la parole de Catherine appelle à la réforme de l’Église, par une conversion des coeurs à l’Évangile pour que Église retrouve le souffle de «sa jeunesse première». Elle y appelle les ministres de l’Église et le peuple tout entier.
Les modalités ou formes de sa parole
Catherine a donné à sa parole des modalités diverses.
– Celle de l’écriture : « Elle écrit comme elle parle et c’est son grand mérite», disent ses critiques. Son livre, Le Dialogue rapporte une conversation entre l’âme (Catherine) qui en prend l’initiative et Dieu, «la douce Première vérité» qui est amour. Les Oraisons, du mot oratio, actes de la bouche (os et actio), sont des colloques avec Dieu. Le ton des 382 Lettres ne peut pas être plus direct.
– Catherine a même osé la parole de la prédication. Elle a pratiqué la parole de médiation, en tant qu’agente de réconciliation entre partis civils et ecclésiastiques. Elle a donné des directives spirituelles. Elle a prononcé des paroles de guérison, du corps tout autant que de l’âme.
– Sa parole pouvait aussi prendre la forme du cri, du gémissement, du pleur voire du délire devant l’Indicible 2.
L’émergence de sa parole
Comment le désir de la parole a-t-il émergé chez Catherine? On peut en distinguer trois traces.
► La première remonte à sa sixième année: la vision du Christ qui l’appelle et auquel elle répond: «Me voici» que l’on peut qualifier de «grâce inaugurale» 3. Elle déclenche chez Catherine le désir de devenir dominicain pour prêcher le salut des âmes. «Ce zèle était tel que tu voulais te faire passer pour un homme, t’en aller en pays où tu fusses inconnue pour entrer dans l’Ordre des Prêcheurs», lui rappelle Raymond de Capoue 4.
► On peut repérer une deuxième trace, à l’âge de douze ans : Catherine affirme l’orientation de sa vie qui sera axée sur la recherche absolue de Dieu. Elle résiste à ses parents qui veulent la marier jusqu’à poser le geste radical de se couper les cheveux et de se couvrir d’un voile de manière à éloigner tout prétendant. Elle a ainsi accédé au désir «pour son propre compte» devant Dieu 5.
Un autre geste suivra: son entrée chez les Mantellate. Contemplative, Catherine aurait pu joindre les moniales de Montepulciano tout près de Sienne, dont la réputation de sainteté était grande. Son désir de parole l’amène plutôt chez les Mantellate, une sorte de tiers-ordre dominicain qui n’exigeait pas de voeux publics et dont les membres vivaient dans leurs propres maisons, parfois en petits groupes, entièrement disponibles à Dieu et à ses appels auprès des démunis.
► La troisième trace est celle de l’«éveil» décisif qu’elle a vécu «au commencement de ses visions», note Raymond. Dans sa «cellule intérieure» où elle s’entretient avec Dieu de sa Vie et Vérité, de l’Église et de son peuple, monte un jour la question : «Qui suis-je? Qui suis-je? Et dis-moi, qui tu es Seigneur». En réponse, elle entend : «Je suis Celui qui suis, tu es celle qui n’est pas». Selon Raymond, cette parole inaugure l’aventure mystique de Catherine et établit le principe fondamental de son enseignement spirituels, son verbum abbreviatum 6.
L’envoi
Cette expérience de la parole projette Catherine hors de sa cellule. Elle doit dire. Son statut ecclésial et civil ne l’autorise guère à prendre la parole publiquement. Elle n’est ni dominicain, ni clerc, ni théologien.
Catherine s’appuie sur l’envoi qu’elle reçoit comme venant de Dieu : « La cellule ne sera plus ta demeure habituelle; au contraire, pour le salut des âmes tu seras amenée à sortir même de ta ville. Moi je serai toujours avec toi, soit que tu ailles, soit que tu reviennes; et toi tu porteras l’honneur de mon nom et ma doctrine aux petits et aux grands, qu’ils soient laïques, clercs ou religieux. Moi je mettrai sur tes lèvres une sagesse à laquelle personne ne pourra résister. Moi, je te conduirai devant les Pontifes, les chefs de l’Église et du peuple chrétien afin que, selon ma façon d’agir par les faibles, je rabaisse l’orgueil des forts» 7.
Une parole apostolique
Catherine s’identifie souvent à Marie de Magdala, l’apostolata inamorata, pour justifier sa vocation. Elle souligne la disponibilité de la Galiléenne pour aller et proclamer la Parole même si cela allait à l’encontre des conventions de son temps : «Dans le transport de son amour, elle ne fait pas attention si elle est seule ou accompagnée; si elle avait réfléchi elle ne serait pas restée au milieu des soldats de Pilate; mais elle va seule, elle reste au sépulcre. L’amour l’empêche de se dire : Ne pensera-t-on pas, ne dira-t-on pas du mal de moi, car je suis belle et de haut rang. Non, elle n’y songe pas, elle cherche seulement à trouver et à suivre son Maître. C’est cette compagne que je vous donne et que je veux que vous suiviez; car elle sait si bien la voie, qu’elle peut nous l’apprendre. Courez, ma Fille, courez, mes filles; ne dormez plus, car le temps fuit et n’attend pas» 8.
C’est cette conscience de l’envoi apostolique que Catherine fait valoir auprès de sa mère lorsqu’elle se rend auprès de Grégoire XI à Avignon à l’été 1376 : «Vous savez bien qu’il faut que je suive la volonté de Dieu, et je sais que vous voulez que je la suive. Sa volonté est que je parte (…) il faut que j’aille (…) de la manière et au moment qu’il plaira à son ineffable bonté…» Et une autre fois : «Pourquoi les apôtres partaient-ils? Parce qu’ils étaient passionnés de l’honneur de Dieu et du salut des âmes» 9 .
Catherine percevait sa vocation à la Parole comme une vocation apostolique. Pour sa part, Raymond compare sa parole à celle de l’Aigle dans l’Apocalypse et à celle de l’ange. Plus encore: il reconnaît en elle «la foi de Pierre». Craignant qu’une telle déclaration n’offusque ses auditeurs, il s’en explique : «Quand donc j’ai dit plus haut ‘vous auriez vu en elle, la foi de Pierre, etc.’, avouez qu’on ne peut tirer de là aucune conclusion déplacée; car on peut appeler en toute vérité foi de Pierre, celle d’une âme qui croit parfaitement au Christ» 10.
Certes, Catherine ne manquera pas d’être éprouvée dans ce ministère de la Parole, notamment par des théologiens éminents et par des cardinaux, à Avignon puis à Rome, sous Urbain VI. L’épreuve la plus dure aura sans doute été celle qu’elle a vécue à l’automne 1378 avec l’irruption du Grand Schisme. N’était-elle pas cause, pour une part, de cette situation? On n’a pas manqué de le lui dire. Elle a confié cette épreuve à Raymond : «Je veux avoir rempli mon devoir», lui écrit-elle alors qu’elle sent que sa mort approche. Dieu la soutenait, elle le croyait, s’y fiait. En même temps, l’épreuve qui secouait l’Église la secouait elle-même tout entière. Elle est morte au creux de cette épreuve, le 29 avril 1380.
Femme de parole, elle l’avait proclamée jusqu’au bout de sa vie, fidèle à la Parole. C’est ainsi qu’elle avait travaillé «dans le vaisseau de la sainte Église», soutenue par sa contemplation des «grands mystères» de la foi qu’elle célébrait liturgiquement dans le lieu saint de l’église et dans le lieu saint de son existence de baptisée.
À chacun, chacune, son don de la Parole. Disciples du Christ, baptisés dans sa mort et sa résurrection, renouvelés dans son Esprit, la Parole de Dieu s’offre à prendre chair en nous. Pour cela, il faut l’accueillir, la connaître, la contempler et la prier. Il faut lui donner notre voix, nos mots, notre personne tout entière et la livrer dans des gestes qui sauvent. Catherine nous y appelle, pour la renovatio par la conversion du coeur à l’évangile, dans nos vies et celle de l’Église, celle de nos milieux : «Il ne faut plus dormir; il faut se lever avec un vrai et saint désir, avec zèle, il faut le chercher avec courage» 11.
Élisabeth J. Lacelle († 2016)
Théologienne et professeure elle enseignait à l’Université d’Ottawa, Canada.
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1. Vie de Sainte Catherine de Sienne, trad. de R. P. Hugueny, Paris, Lethielleux, 1903, Appendice, p. 474-475.
2. « She spoke the Word with her own voice », comme l’écrit la dominicaine Mary Catherine Hilkert, Speaking with Authority. Catherine of Siena and the Voices of Women Today, New York/Mahwah: New Jersey, Paulist Press, 2001.
3. Georges Güsdorf, La parole, Paris, PUF, 1971, p. 91.
4. Voir Yvon D. Gélinas, o.p., «D’Avignon au Grand Schisme» dans Élisabeth J. Lacelle, dir., «Ne dormons plus, il est temps de se lever.» Catherine de Sienne (1347-1380), Paris/Montréal, Cerf/Fides, 1998, p. 19-36.
5. Voir dans Le Dialogue, la belle séquence sur les larmes, LXXXVIII-XCVII).
6. Charles-André Bernard, Théologie mystique, IVe vol., Paris, Cerf, 2005, p. 181. Selon l’auteur, un tel événement «fait entrer dans un monde nouveau» qui peut donner une orientation définitive à la vie.
7. Op. cit., I, II, p. 125-126.
8. Voir Louis Roy, o.p., Le sentiment de transcendance. Expérience de Dieu?, Paris, Cerf, 2000, p. 110.
9. Vie, op. cit. I, X, p. 90-91; Rm 10,28. Louis Canet y voit l’expérience du don inconditionnel entre elle et Dieu qui a scellé son identité de sujet devant Dieu et dans l’Eglise : dans ce « celle qui n’est pas », Catherine comprend que le fondement de son être est en Dieu « consistant, solide, établi pour jamais », La double expérience de Catherine Benincasa, Paris, Gallimard, 1948, p. 282-283.
10. Témoignage de Fra Tommaso da Siena dit Il Caffarini tel que cité dans D. Umberto Meattini, Sancta Caterina da Siena. Epistolario, Alba, ed. Paoline, 1979, p. 61-62. Voir aussi Vie, op. cit., I, XII, p. 115.
11. Lettre CCCLI, à Madame Barthélemi de Lucques, T. 2 (Téqui, 1976), p. 1220-1223.
12. Lettre CCXV à Lapa, ibid., 1180-1182 et Lettre CCXIII à Lapa et Cecca, 1176-1178.
Voir aussi la médiéviste Karen Scott, «St. Catherine of Sienna ‘Apostolata’, dans Church History 61 (1992), p. 34-46, 37.
13. Vie, op.cit., Appendice, p 485 et p. 482-283.
14. L. CCXXVIII, à Soeur Agnès Donna, op.cit., p. 1218-1219.