A l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, je visionne avec délectation une vidéo consacrée à Sœur Emmanuelle. Ses propos désarçonnent les journalistes les plus aguerris. L’un d’eux lui pose l’inévitable question à laquelle sont désormais confrontés religieuses et prêtres célibataires, frocs et voiles confondus : « Pourquoi donc ne vous vous êtes pas mariée ? » Réponse de l’interpelée : « L’homme, c’est petit !». Et ceci dit avec une moue suffisamment maussade pour désarmer le mâle qui l’interroge l’obligeant à chausser ses plus petits souliers. « Mais enfin, Sœur Emmanuelle !!! » La vieille dame tente de rectifier le tir. Non, ce n’est pas ce que pense le journaliste. Elle n’a rien contre les hommes. Du moins contre ceux qui sont velus et barbus. Elle veut simplement parler de l’Homme en général, celui qui traverse les genres et englobe donc aussi les femmes.
Cette explication ne fait que redoubler la difficulté. L’humain, quel qu’il soit, serait-il assez mesquin, sournois, vil, misérable pour tout dire, pour ne pas mériter l’attention d’une religieuse du gabarit de Sœur Emmanuelle ? Cette supposition ne tient pas la route quand on sait le parcours de vie qui a conduit cette religieuse vers les « moins que rien » pour lesquels elle avait le plus grand respect. Ces « petits » avaient du prix à ses yeux. Alors, comment interpréter ses mots compris d’abord comme une insulte à la gente masculine ? Ils ne sont pas tombés de ses lèvres comme un lapsus banal. Ils ont un sens. Est-il vrai que l’homme soit « petit » ?
Je risque une interprétation que Sœur Emmanuelle aurait pu s’approprier : Dieu seul est capable d’assouvir le désir du cœur d’un humain. Dieu seul est l’avenir de l’homme et de la femme. Bien sûr, il y a d’autres amours, passagers, furtifs, fugaces. Mais si beaux soient-ils, aucun d’eux ne peut revendiquer l’exclusivité. Le vieil Augustin qui fut dans sa jeunesse un amant passionné puis père d’un enfant adoré avant de devenir prêtre et évêque le disait déjà : « Notre cœur est agité, inquiet, tant qu’il ne se repose pas en Toi, ô mon Dieu ! » Dieu seul est « grand »,voulait dire Emmanuelle, comme le répétaient ses voisins musulmans, chiffonniers du Caire. Non pour écraser les amours humaines, mais les ramener toutes à lui avec patience, tendresse et miséricorde.
Je crains que nos journalistes – mais qui sait ? – ne puissent faire un scoop de ces propos, à première vue si déconcertants. Seule Sœur Emmanuelle aurait pu leur expliquer comment elle se débattait au jour le jour entre son choix fondamental et toutes les autres « petites » fidélités qui la liaient à son quotidien. Qu’ils le demandent aussi à tous ceux et celles qui ont choisi le célibat « pour le Royaume » et qu’ils ne se contentent pas de relever leurs faiblesses, leurs échecs et même leurs trahisons.
« L’homme c’est petit », disait Sœur Emmanuelle. « Il vaut mieux que Dieu » lui réplique Jacques Brel. L’un et l’autre ont raison. Le Dieu auquel je crois à Noël a pris chair dans un tout petit de notre humanité.