1 Du maître de chant. Sur les flûtes. Psaume. De David.
2 Ma parole, écoute-la, Yahvé,
discerne ma plainte,
3 sois attentif à la voix de mon appel,
ô mon Roi et mon Dieu !
C’est toi que je prie, 4 Yahvé !
Au matin tu écoutes ma voix ;
au matin je me prépare pour toi
et je reste aux aguets.
5 Tu n’es pas un Dieu agréant l’impiété,
le méchant n’est pas ton hôte ;
6 non, les arrogants ne tiennent pas
devant ton regard.
Tu hais tous les malfaisants,
7 tu fais périr les menteurs ;
l’homme de sang et de fraude,
Yahvé le hait.
8 Et moi, par la grandeur de ton amour,
j’accède à ta maison ;
vers ton temple sacré je me prosterne,
pénétré de ta crainte.
9 Yahvé, guide-moi selon ta justice
à cause de ceux qui me guettent,
aplanis devant moi ton chemin.
10 Non, rien n’est sûr dans leur bouche,
en leur fond il n’y a que ruine,
leur gosier est un sépulcre béant,
mielleuse se fait leur langue.
11 Traite-les en coupables, ô Dieu,
qu’ils échouent dans leurs projets ;
pour leurs crimes sans nombre, chasse-les,
puisqu’ils se révoltent contre toi.
12 Joie pour tous ceux que tu abrites,
allégresse à jamais ;
tu les protèges, en toi exultent
ceux qui aiment ton nom.
13 Car toi, tu bénis le juste, Yahvé,
comme un bouclier, ta faveur le couronne.
(Traduction de la Bible de Jérusalem)
« Au matin je me prépare pour toi » (v. 4)
Dans la première partie de ce psaume (vv. 2-4), le mot « voix » se retrouve à deux reprises. Si notre Dieu est un dieu qui parle, et toute la Bible est là pour témoigner de cette Parole de Dieu, nous aussi, nous pouvons lui parler. C’est cette expérience que fait le croyant, il peut s’adresser à Dieu, lui parler car il sait que Dieu l’écoute. Cette expérience s’appelle la prière. Dans le cas de notre psaume, c’est une prière personnelle, le croyant s’adresse à son Dieu à la première personne du singulier, il lui dit « je », « mon », « ma ».
Nous sommes ici dans le genre littéraire de la prière du matin. Pour les religions du Proche-Orient ancien, le matin a toujours revêtu une importance particulière à cause du lever du soleil. C’est à ce moment que l’on attendait les oracles des dieux. L’auteur de notre psaume peut alors délivrer une prière qui est, en même temps, une supplication et l’expression d’une grande confiance en Dieu car il a la certitude d’être exaucé. Le Dieu d’Israël, qui est un Dieu juste, ne peut que faire échouer les tentatives des méchants et faire vivre le juste.
On peut comprendre le v. 4, « au matin je me prépare pour toi », de deux façons. Il ne s’agit pas ici d’une préparation matérielle, c’est-à-dire que le psalmiste n’est pas en train de se dire comment il doit s’habiller pour être agréable à Dieu. Il s’agit ici d’une préparation à un niveau cultuel. Il faut, peut-être, préparer un animal que l’on va offrir en sacrifice à Dieu, c’est-à-dire qu’il faut l’apprêter, ou bien il s’agit de penser à la prière que l’on va offrir à Dieu en préparant ce que l’on va exposer par l’argumentation.
« Tu bénis le juste, Yahvé » (v. 13)
La deuxième partie du psaume (vv. 5-13) nous expose les données du problème et met l’accent sur Yahvé, à qui est adressée la prière, d’où une profusion de deuxième personne du singulier. Si le psalmiste crie sa prière vers Dieu dès le matin, c’est qu’un groupe de méchants s’oppose à lui. Groupe qu’il va énumérer sous différents titres : les impies ; les arrogants ; les malfaisants ; les menteurs ; les hommes de sang et de fraude. Quand il s’agit de commettre le mal, l’homme semble avoir une imagination sans limite et l’on pourrait décliner ces actions mauvaises à l’infini.
Le psaume s’attarde, en fait, à décrire la figure du méchant (vv. 5-7) et celle du juste (vv. 12-13). Le méchant ne craint pas le Seigneur, il a une haute idée de lui-même, mais Dieu va l’exterminer. Le juste, au contraire, a une crainte révérencieuse de Dieu, il l’aime et l’honore, et il reçoit en retour sa protection. Le méchant ne peut pas avoir accès au Temple (v. 5, « le méchant n’est pas ton hôte ») et il est condamné à périr (v. 7) tandis que le juste suit l’exact opposé de tout cela : il peut s’abriter dans le Temple du Seigneur et y trouver refuge (v. 12), il vivra alors dans l’allégresse à jamais (v. 12).
Les versets 8 et 11 ont la même expression significative, berob en hébreu, pour décrire l’idée d’abondance. D’un côté, le psaume a l’expression « par la grandeur de ton amour », et de l’autre, nous trouvons « pour leur crime sans nombre ». On pourrait s’attendre à voir l’amour et la bonté du juste opposés aux crimes des méchants, mais le psaume fait un glissement intéressant. Si le juste peut se rendre au Temple afin d’y trouver refuge et d’y prier son Dieu, ce n’est pas à cause de sa propre droiture, mais c’est en vertu de l’amour du Seigneur pour ceux qui font appel à lui.
« Leur gosier est un sépulcre béant » (v. 10)
Le v. 10 parle de « la bouche…du fond…du gosier…de la langue » des méchants. On peut noter l’image de l’expression « en leur fond il n’y a que ruine » car ils ne nourrissent en eux-mêmes que projets de destruction contre les autres. Au milieu du verset, nous trouvons les organes internes (fond, gosier) où se fomentent les mauvais desseins, et aux deux extrémités du verset, nous trouvons les organes externes (bouche, langue) qui servent ici non pas à exprimer des paroles dures, mais au contraire qui sont utilisés pour tromper car « rien n’est sûr dans leur bouche…mielleuse se fait leur langue ». Ce qui est le plus dangereux, ce n’est pas ce qu’ils disent à propos du juste car « leur gosier est un sépulcre béant », c’est-à-dire que rien ne sort de leur bouche. Ils se taisent afin de mieux masquer leurs projets. Leur gosier est comme un Shéol sans fond où peut s’accumuler, sans fin, tant de haine et de projets de crimes. Comme ils ne laissent rien percevoir de leurs pensées, on peut imaginer qu’ils sont prêts à aller jusqu’à commettre un meurtre, c’est pour cela que le psalmiste n’hésite pas à les appeler « hommes de sang », ce qui veut toujours signifier « meurtriers » dans l’Ancien Testament.
Il y a, dans le texte hébreu de notre psaume, un formidable jeu de mots entre boqer, « matin » (v. 4), et qéber, « sépulcre » (v. 10). Nous avons là une double opposition entre, d’une part, ce jour qui commence à poindre pour le juste (« au matin ») et ce qui est fini pour l’impie (« un sépulcre béant » d’où ne se lève plus de matin), et entre, d’autre part, la voix du juste, qui se fait entendre dès le matin, et le lieu de l’émission du son, le gosier, qui chez le méchant est devenu un lieu de mort. Le gosier des méchants est comparable à un sépulcre, séjour des morts, d’où il ne sort plus de voix, à cela le juste oppose son appel matinal vers le Seigneur (v. 4), puis un autre séjour, le séjour auprès du Seigneur dans son Temple qui est un lieu de vie (v. 12).
La formule « tu hais les malfaisants » (v. 6) pourrait être choquante pour nous. Comment est-ce possible que Dieu en arrive à détester certains hommes, fussent-ils méchants, au point de songer à les exterminer ? En réalité, Dieu déteste plus le mal que les hommes qui commettent le mal. C’est cette expérience que nous faisons lorsque nous nous confessons à un prêtre. C’est le mal que nous avons commis, c’est-à-dire nos péchés, que Dieu déteste, mais non les pécheurs que nous sommes et qui demandent pardon. Dieu souhaite que le péché et le mal disparaissent de la surface de la terre.
C’est ce mal, sous ses différents aspects, que représentent les ennemis du juste. Mais plus que l’élimination de ses ennemis qui veulent sa perte, le croyant réclame à Dieu, dans sa prière, l’élimination de tout mal sur terre. Nous sommes encore avec ce psaume dans une justice rétributive. Si Dieu est réellement bon, alors il n’est pas possible qu’il permette au méchant de commettre le mal sur le juste, il n’est pas possible que l’impie reste impuni et que le juste ne reçoive, en cette vie, les faveurs divines. Il n’y a rien de plus scandaleux que de voir prospérer ceux qui commettent l’iniquité à longueur de journée.
« Aimez vos ennemis » (Mt 5,44)
Selon la loi biblique du droit d’asile dans les sanctuaires, le juste persécuté pouvait trouver refuge au Temple. Mais, d’une façon générale, ce psaume, qui fut utilisé dans la liturgie du Temple, exprime bien la piété du peuple d’Israël à l’endroit du sanctuaire. Venir très tôt en un lieu saint pour adorer Dieu et lui demander son aide pour la journée qui commence, malgré les embûches de l’Ennemi et des adversaires, est une démarche naturelle à l’homme religieux. On la trouve encore aujourd’hui dans le Judaïsme où il est fréquent de rencontrer, dans les rues de Jérusalem, des Juifs ultra-orthodoxes se rendre dans une synagogue à 3 ou 4 heures du matin. On le trouve aussi dans le christianisme où la prière des matines place d’emblée la journée des moines et des moniales sous le regard du Seigneur.
Mais on peut aussi donner une signification intériorisée au lieu, pénétrer dans le Temple sacré – littéralement, le « palais de sainteté » (v. 8) – c’est être introduit dans l’intimité divine. Le croyant criait de bas en haut et Dieu a fait le chemin inverse de haut en bas. La créature ne peut alors que se prosterner devant son Créateur qui a daigné s’abaisser jusqu’à lui. Geste d’adoration, que l’on trouve dans beaucoup de religions non chrétiennes (pensons à l’Islam ou au bouddhisme), le prosternement devant le lieu de la présence divine existe jusqu’à nos jours aussi bien dans la tradition catholique, comme une marque de révérence profonde devant le Saint-Sacrement, que dans la tradition orthodoxe où l’on aime pratiquer les métanies (du grec « métanoïa », conversion).
Nous voyons toute la distance qui a été parcourue. Au début de notre psaume, le croyant crie, littéralement il rugit tel un lion vers Dieu pour qu’il l’entende et réponde à sa requête. Dieu a entendu, il a prêté l’oreille, il est venu lui-même effacer la distance qui nous séparait de lui. Maintenant, le croyant peut pénétrer dans le sanctuaire de son amour, et même plus, car Dieu va l’entourer de cet amour.
Ce psaume a été diversement lu au cours de l’histoire de l’Église. Ainsi Cassiodore, à l’époque des grandes hérésies du VIe siècle, en fait une relecture ecclésiologique et le proclame au nom de l’Église pour que les hérétiques et les schismatiques n’aient pas part aux dons divins. Récemment, à l’époque de la dictature au Brésil, le poète E. Cardenal en faisait une lecture plus politique et n’hésitait pas à crier vers Dieu « Tu n’es pas Toi un Dieu ami des dictateurs, tu n’es pas partisan de leur politique ».
On peut penser à tous les justes qui sont épiés, traqués et qui cherchent leur consolation en Dieu. On pensera, bien sûr, à Jésus, lui le seul Juste, livré aux mains des méchants qui connaîtra le même passage d’un cri de détresse au Père, à Gethsémani, à un cri de joie au matin de Pâques. Le chrétien peut reprendre, sans crainte, ce psaume en y ajoutant toutefois une demande de pardon pour les ennemis que Jésus est venu nous apprendre et qui manque encore dans notre psaume : Mt 5,44 « Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs » ; Lc 23,34 « Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font ».
Fr. Marc Leroy, o.p.