Le 22 juin 1940, la France est divisée en deux zones : l’une est occupée, l’autre libre. La ligne de démarcation va de Genève à la frontière espagnole, en passant juste au milieu d’une calme rivière qui traverse le bocage poitevin, la Vienne. Cet affluent de la Loire longe le « Vieux-Logis », la demeure familiale de Maïti Girtanner. L’endroit est sensible, stratégique. Les Allemands y établissent leur poste de guet, à grands renforts de blindés. Ce qui ne plaît guère à Maïti, une jeune fille pas comme les autres.
Née en 1922, Maïti reçoit très jeune la grâce d’éprouver la présence de Dieu. Il est en elle, il ne la quitte jamais. Chaque jour, elle le retrouve dans la prière. Élevée par un grand-père professeur de conservatoire, elle devient rapidement une pianiste virtuose. Elle donne son premier concert à l’âge de douze ans. Son rêve est de devenir une artiste célèbre. Mais le destin en décide autrement et, en 1940, à dix-huit ans, elle « tombe en Résistance», pour reprendre sa propre expression. Car cette jeune fille au caractère passionné n’a pas supporté de voir son village et sa propriété familiale forcés par les blindés ennemis ! Aussi intelligente que vive, Maïti remarque qu’une partie de la rivière échappe à la surveillance des guetteurs allemands. Elle obtient de ceux-ci l’autorisation de réviser ses examens sur une barque. C’est alors qu’elle met au point une habile ruse. Dans le fond de la frêle embarcation, elle dissimule un candidat à l’évasion, le plus souvent un Anglais récupéré à Paris, puis caché dans un cellier du « Vieux-Logis ». Quelques minutes plus tard, le passager débarque en zone libre !
La filière d’évasion fonctionne parfaitement et commence à être connue. Mais Maïti n’a pas froid aux yeux. Elle prend la tête d’un petit groupe d’étudiants. Avec eux, elle met au point un stratagème efficace afin de se procurer les cartes de la côte française pour préparer un éventuel débarquement. Elle persuade les Allemands de la vétusté de leurs Kommandantur et leur propose son équipe d’étudiants pour rafraîchir rapidement les peintures et le papier peint. Cela, de Dunkerque à Bayonne ! Les jeunes résistants récupèrent ainsi soixante-quinze kilos de cartes qui sont immédiatement envoyées en Angleterre.
Animée d’une énergie et d’une imagination débordantes, Maïti n’a pas fini d’étonner. Elle est chargée par la Résistance de surveiller les mouvements sous-marins ennemis. Fine observatrice, elle note que les amiraux allemands font systématiquement nettoyer leurs uniformes avant le départ. Avec son groupe, elle crée donc la blanchisserie Mésange, service de nettoyage qui vient chercher le linge à domicile et le rapporte une fois prêt. Grâce à cette ruse, elle relève les caractéristiques des unités, le nom des submersibles et la date présumée de leur départ. L’Angleterre peut ainsi préparer une riposte.
Comment la jeune Maïti trouve-t-elle encore le temps de jouer du piano ? Certainement grâce à la passion qu’elle met dans tout ce qu’elle fait. Elle donne plusieurs concerts devant des hauts dignitaires de la Gestapo à l’hôtel Majestic à Paris… en échange de la libération de « camarades », en réalité des résistants. Pendant plus de trois ans, la jeune fille de bonne famille, originaire du Poitou, trompe ainsi les Allemands jusqu’à ce jour terrible de la fin de 1943 : Maïti est arrêtée lors d’une rafle. Elle est reconnue par l’un des responsables de la Gestapo qui, par recoupements, découvre qu’elle est membre du réseau. Furieux d’avoir été si grossièrement berné, celui-ci l’envoie dans un « camp de représailles », dans le Sud-Ouest, réservé aux résistants récalcitrants. Un enfer secret dont personne ne sort vivant… Maïti vient d’avoir vingt et un ans.
C’est dans ce camp qu’elle va connaître l’horreur de la torture. Son bourreau s’appelle Léo. C’est un jeune médecin nazi, formé aux Jeunesses hitlériennes. Son sadisme n’a pas de limites mais il a un but: rendre folle la prisonnière jusqu’à ce que mort s’ensuive. Plusieurs fois par jour, par de savantes atteintes à la moelle épinière, il la plonge dans une souffrance permanente, inhumaine. Maïti se voit ainsi enfermée « dans une résille de douleur ». Pour « ne pas tomber dans le désespoir », elle prie, entraînant avec elle ses dix-huit compagnons d’infortune. Cependant, elle survit.
II lui faut huit années de soins intensifs pour tenir à nouveau debout. Mais son corps, brisé, ne se remettra jamais de la torture et des coups. En cette année 1952, alors que, dans les cabarets parisiens, la jeunesse oublie les horreurs de la guerre en écoutant chanter Juliette Gréco, Maïti découvre une autre réalité: ses doigts ne courront plus jamais sur le piano, et la douleur sera sa compagne jusqu’à sa mort. Elle a trente ans.
Maïti, que l’idée du suicide obsède pendant des années, se tourne alors vers Celui qui lui avait redonné espoir quand elle était prisonnière au camp. « Humainement parlant, explique-t-elle, il m’était presque impossible d’assumer mon propre corps. Ce qui m’a sauvée, c’est la rencontre de Jésus-Christ comme une personne. J’ai compris que Dieu. n’avait pas voulu le mal, cette horreur, ce chemin de souffrance. J’ai découvert qu’il me rejoignait presque physiquement au cœur de ma couleur. » Elle décide d’enseigner la philosophie à domicile et d’étudier la théologie. L’ordre dominicain l’attire : elle devient l’un des pivots des fraternités laïques, en particulier de celle des malades.
Lorsqu’elle prie, Maïti pense souvent à cette parole du Christ en croix : « Père, pardonne-leur… » Et si, elle aussi, pouvait pardonner à son bourreau ? « Très tôt, se souvient-elle, j’ai désiré pardonner à Léo. Je redoutais que la haine n’envahisse mon cœur habité par une souffrance indescriptible et poignante face à ces actes monstrueux. Pendant quarante ans, j’ai beaucoup prié pour lui, mais je n’étais pas sûre d’avoir reçu cette grâce de pardon. Comment savoir ? » Le désir de pardonner grandit petit à petit en Maïti, au fil des années.
Un jour de 1984, quarante ans après sa libération, elle reçoit un coup de téléphone. Maïti reconnaît immédiatement la voix de Léo qui a réussi à retrouver sa trace. Gravement malade, celui-ci lui explique qu’il n’a plus que trois mois à vivre. Il lui confie : « Je me souviens que vous parliez de la mort et de la souffrance avec vos codétenus. J’ai une peur horrible la mort. Puis-je venir vous voir?» Elle accepte. Quelque temps après, Léo lui rend visite. Elle est clouée au lit par la douleur. « Voilà votre œuvre », lui dit-elle. Ensemble ils parlent de la mort, de l’après-mort et de Dieu. « Que puis-je faire », lui demande-t-il impuissant. «Ne soyez qu’amour pendant le temps qui vous reste à vivre. Cherchez au fond de vous-même le lieu où vous avez laissé Dieu en vous, car il habite en ses créatures les plus enténébrées », lui répond Maïti. Au moment du départ de Léo, elle lui prend la tête et l’embrasse. Maïti sait que ce jour là, elle a reçu la grâce de pardonner. Elle décide de rester en contact avec Léo.
À son retour en Allemagne, celui-ci avoue son passé à sa famille qui ignorait tout. Avant de mourir, il distribue ses biens. Aujourd’hui, Maïti continue à téléphoner à la veuve de Léo. Ses amis la surnomment « Madame par-dessus tout » parce que son pardon dépasse sa propre force, et que, seule, la force de Dieu en elle a pu pardonner. Mais le pardon est une grâce qui n’est pas acquise une fois pour toutes. Maïti doit le redonner chaque jour, lui dire « oui » en permanence. « Le pardon c’est comme le piano : il se joue à quatre main avec le Seigneur ».