Encore une fois, ce psaume reprend le thème obsédant de la justice. Comment réconcilier la foi en un Dieu juste avec l’injustice qui se voit dans le monde? C’est un thème ancien et récurrent. Le traditionnel principe de rétribution créait des situations intenables dont on a plusieurs échos dans les textes, en particulier les Ps 37 et 49, les livres de Job, de la Sagesse et de Qohélet. Le Ps 73 est l’un des meilleurs exemples du combat qui peut s’engager dans le cœur humain croyant. Ce qui est en jeu ici est bien plus qu’un problème intellectuel, mais une question de vie et de mort: la survie même de la foi. Ici, le problème de la souffrance injuste n’est que le point de départ d’un questionnement essentiel sur la foi et sur Dieu.
Jamais le psalmiste ne parle en maître moralisateur ou en théoricien doctrinaire. Il parle de ce qu’il a vu et expérimenté afin de produire un témoignage personnel. Il fait part de son désarroi devant l’impunité des méchants et devant l’inutilité de la fidélité à Dieu. Il avoue que sa foi vacille… Ce ton très personnel du psaume est remarquable. Dans de tels cas, on se demande toujours si le « je » du poète ne représenterait pas aussi le « nous » de la communauté. C’est fort possible, surtout en relecture, mais le ton personnel du premier niveau historique est difficile à nier.
Le genre littéraire du psaume est assez évident. Il s’agit d’un psaume de sagesse, aussi appelé psaume d’instruction ou psaume didactique. Comme les livres bibliques de même nom (Jb, Pr, Qo, Ct, Si, Sg), il aborde un problème fondamental de la vie humaine ou religieuse.
Voici la structure du poème:
• Introduction (v. 1): Confession de foi en la bonté de Dieu et thèse à débattre
• Première partie: Le présent des impies et des justes (v. 2-16)
la vie heureuse des impies (v. 2-12)
la vie malheureuse des justes (v. 13-16)
• Deuxième partie: Le futur des impies et des justes (v. 17-26)
la destinée malheureuse des impies (v. 17-22)
la destinée heureuse des justes (v. 23-26)
• Conclusion (v. 27-28).
Entre le début et la fin du poème, il y a une grande inclusion qui unit le v. 1 au v. 28 grâce aux mots: « bon, Dieu, moi ». Les extrêmes du psaume présentent donc le sens essentiel du poème: « Mon bien ne peut provenir que de Dieu ». Le poème est aussi structuré par l’adverbe « vraiment » qui revient trois fois (v. 1.13.18). On observe une évolution dramatique dont voici le mouvement:
Situation initiale: les impies prospèrent au grand scandale du psalmiste;
Situation intermédiaire: le psalmiste essaie de comprendre;
Situation finale: les impies seront anéantis tandis que le psalmiste vivra.
Le poème s’ouvre (v. 1) par une profession de foi dans la bonté de Dieu qui est en fait la conclusion du débat intérieur dont il va parler. La solution au problème de la rétribution est donnée aux « cœurs purs » (Ps 24,4; 51,12), souvent en parallèle avec « cœurs droits » (Ps 7,11). On pense immédiatement aux cœurs purs des béatitudes (Mt 5,8).
Première partie: le présent des impies et des justes (v. 2-16)
La vie heureuse des impies (v. 2-12)
Le psalmiste parle d’abord du danger qu’il a évité (v. 2-3): il a presque abandonné la foi. C’est la jalousie causée par le bonheur des méchants qui a été l’occasion de sa crise de foi. Le bonheur des impies l’attirait; un peu plus et il passait dans leur camp. Comme lui, certains croyants ressentent l’infériorité de leur position, du moins sur le plan pratique.
Le psalmiste décrit ensuite (v. 4-7) la prospérité scandaleuse des impies qui ne manquent de rien et jouissent d’une excellente santé. Parce qu’ils sont puissants, ils sont à l’abri des maux qui affligent les autres humains. Au v. 6, le psalmiste s’indigne du comportement des méchants qui portent fièrement l’orgueil et la violence comme des bijoux. Leur prospérité les rend hautains et méprisants à l’égard des autres. Au v. 7, le psalmiste critique le lien entre la prospérité des méchants et leur faute. C’est bien de leur appétit de jouissance que procède leur malice. C’est un cercle vicieux. Ne reculant devant rien pour s’enrichir, leur âme s’alourdit, leur conscience s’épaissit. Le v. 8 explique ce à quoi le v. 7 faisait allusion. Les impies sont railleurs et recommandent le recours à la force. Leurs paroles méchantes ne respectent rien, ni au ciel ni sur terre. L’absence de crainte de Dieu est le résultat de la présomption qui est condamnée au v. 9. Il y a peut-être un arrière-plan mythologique ici: les impies se prennent pour des dieux, sommet de l’orgueil humain. Quoi qu’il en soit, l’image est facile à comprendre: la bouche représente l’appétit insatiable des méchants. Au v. 10, les impies prétendent même pouvoir aspirer les « eaux de la plénitude », tout spécialement les eaux d’en bas par lesquelles on accède au shéol. C’est comme s’ils avaient pouvoir sur la mort. En réponse à leur impiété, Dieu, au lieu de les punir, accepte leurs convoitises et pousse la complicité jusqu’à les laisser accumuler toujours plus. Quel scandale! C’est l’homme qui se voit le centre de tout et s’adore lui-même. Le v. 11 explique que l’indifférence des impies se fonde sur une attitude sceptique envers Dieu (Ps 10,4; 14,1). Plus encore, c’est l’absence de réaction de Dieu qui les fait conclure non pas à son inexistence mais à son indifférence. La question « Que Dieu sait-il? » signifie au sens concret: Dieu s’en fout. Les impies s’autorisent du silence divin pour vivre à leur guise. Leur attitude est un perpétuel blasphème. Cette façon de voir sape les fondements de la relation entre Dieu et les humains et enlève tout fondement à la moralité humaine. Le v. 12 résume ce qui vient d’être dits des méchants: ils sont toujours chanceux et accumulent les richesses.
La vie malheureuse des justes (v. 13-16)
C’est la détresse et la tension intérieure du psalmiste qui s’entrevoit dans ces versets. Il avoue naïvement qu’il s’est efforcé de vivre conformément à la loi et il proteste de son innocence par le rite du lavement des mains (v. 13 commençant par le deuxième « vraiment »). Peine perdue! Les malheurs n’ont pas cessé de fondre sur lui (v. 14). Malgré cela, il n’a pas trahi la foi de ses pères (v. 15). Il est tourmenté par une souffrance qu’il croit punition de Dieu. Dans quel but? Sa foi ne le sait pas. À quoi lui a servi d’observer la loi et les pratiques religieuses? Le psalmiste prend à son compte les réflexions mêmes des impies. Il était sur le point de renoncer à sa relation personnelle avec Dieu. Cependant, il y a quelque chose qui l’a empêché de faire ce pas final: sa loyauté à la communauté des fidèles, la « race de tes fils ». Au moment où il ne voit pas Dieu, il perçoit au moins la communion des croyants. Le psalmiste prend conscience de son appartenance au peuple choisi qui ne lui permet pas de penser comme un incroyant. Au v. 16, la tentation est surmontée par fidélité à l’alliance. L’existence de la communauté croyante est pour lui comme un panneau indicateur pointant dans la direction de Dieu et qui le préserve de la trahison. Il est vrai que le problème posé par le psalmiste n’est pas résolu par le soutien qu’il reçoit de la communauté. Les questions continuent de le hanter. Devant le mystère des événements, le doute sur Dieu ne sert à rien. Il n’aide pas à trouver une solution au problème. Au contraire, il ne fait que montrer l’inhabilité de l’intelligence humaine de comprendre.
Deuxième partie: le futur des impies et des justes (v. 17-22)
La destinée malheureuse des impies (v. 17-22)
Le v. 17 est le point tournant du psaume. Le problème, c’est son interprétation. Littéralement, le texte dit: « Jusqu’à ce que je vienne aux saints de Dieu ». Voici les principales suggestions:
« Demeure de Dieu », c’est-à-dire le temple. Dans ce cas, c’est au temple que le psalmiste aurait compris quel serait le sort des impies.
« L’écriture », siège de la sagesse divine. Dans ce cas, c’est dans la méditation de l’Écriture sainte que le psalmiste aurait compris quel serait le sort des impies.
« Sanctuaires divins », c’est-à-dire les sanctuaires païens en ruine. Dans ce cas, c’est la vue des temples en ruine qui aurait fait comprendre au psalmiste quelle serait le sort des impies.
« Les saints mystères / secrets ». Le psalmiste serait plutôt entré dans l’intimité divine et aurait compris l’importance de vivre avec Dieu.
Si la lumière s’est faite dans l’esprit du psalmiste, ce fut moins le résultat de ses réflexions que d’une lumière surnaturelle. C’est par une révélation qu’il a compris que le sort des impies n’avait rien d’enviable. Aussi, le v. 18 commence-t-il par le troisième emploi de l’adverbe « vraiment » (v. 1 et 13). Malgré les apparences, les impies sont sur la voie qui mène à la perdition. L’apparence extérieure de la vie des méchants, dont le psalmiste a parlé (v. 3-12), n’est pas le dernier mot. Dieu les a placés sur un terrain glissant, leur sécurité n’est pas basée sur des fondations solides. Le chemin des méchants est facile et aisé, certes, mais il conduit à une affreuse déception. Le v. 19 monte que, lorsque Dieu se manifeste contre les méchants, la vraie réalité de leur existence est révélée du fait qu’elle s’écroule en un instant. Au v. 20, Dieu intervient enfin. On le croyait indifférent, endormi (v. 11), il se réveille avec toute sa puissance et se lève pour juger. En cette heure-là, les méchants et toute leur prospérité s’évanouissent. La comparaison de leur vie avec un rêve montre la hardiesse du psalmiste quand il déclare que ce qui semble une certitude n’est en fait qu’une illusion. Dans une espèce de révolution, le psalmiste ne juge plus Dieu et ses actions à partir de lui-même et de ses pensées limitées, mais cherche à comprendre et à évaluer les réalités de la vie humaine dans la lumière de Dieu.
Après avoir développé surtout l’aspect négatif des châtiments divins, les v. 21-22 servent à introduire l’aspect positif, l’aspect original découvert dans la relation à Dieu. Dans l’anthropologie sémitique, les « reins » sont le siège des émotions et des passions. Il est compréhensible, en effet, que cette lutte intérieure et ce changement d’opinion se soient accomplis avec de fortes émotions. Le psalmiste avoue qu’il a fait preuve d’un manque d’intelligence étonnant, d’une lourdeur digne d’une bête qui ne comprend rien. Cette comparaison avec une bête caractérise l’aspect matérialiste et superficiel de son attitude première par rapport à l’attitude de foi qui sait voir plus loin que les apparences. C’est seulement à la lumière de la foi en Dieu que l’on peut passer de la vie « animale » à la vie « spirituelle ».
La destinée heureuse des justes (v. 23-26)
C’est le sommet du psaume. Au v. 23, on a l’aspect positif de la solution: le juste jouit de la communion avec Dieu qui, de sa main, le conduit sur les chemins de l’existence et lui fait éviter les chemins glissants. La connaissance atteinte par la foi montre un double contraste. L’assurance ferme opposée aux doutes; le vrai bonheur de la vie avec Dieu opposé au faux bonheur des méchants. La foi est une relation avec Dieu qui va soutenir lorsqu’on n’est plus capable de marcher par soi-même. Cette assurance n’est pas basée sur des arguments qui seraient démontrés vrais ou faux, mais sur une expérience de vie; non pas basée sur les biens visibles mais sur la communion avec Dieu.
Au v. 24, Dieu conduit son fidèle dans la voie de l’intimité avec lui. Le mystère de la vie n’est pas élucidé pour autant mais le psalmiste fait confiance, en net contraste avec l’arrogance des impies. Le mystère demeure mystère, mais le croyant a la certitude que Dieu est à ses côtés au moment des épreuves et veillera à une heureuse issue. Il s’agit d’une expérience spirituelle profonde qui fait prendre conscience d’une grande réalité: l’intimité avec Dieu constitue la clé du bonheur terrestre. C’est la deuxième partie du verset qui est plus énigmatique. Le mot « gloire » peut se comprendre de différentes manières. « Avec gloire » peut désigner le lieu où rayonnent les irradiations spirituelles émises par la présence de Dieu, c’est-à-dire le temple ou les Écritures. Il peut aussi désigner l’attribut divin personnifié qui prend le psalmiste par la main pour le guider. Une lecture traditionnelle y voit la foi en l’immortalité dans l’au-delà. Cette interprétation, toutefois, est trop hâtive. La foi dans la vie après la mort n’apparaîtra clairement qu’au milieu du 2e siècle avant notre ère. Tout au plus peut-on voir ici un texte ouvert qui prélude à la foi dans la vie après la mort.
On retrouve au v. 25 le thème de la communion avec Dieu exprimée de nouveau par l’expression « avec toi ». Le psalmiste affirme qu’il n’y a pas de bien plus grand que l’intimité avec Dieu en qui il trouve tout. Lui seul est capable de donner un sens à la vie et de combler les aspirations du cœur. Au v. 26, « ma chair et mon cœur » désigne toute la personne, physique et psychique. Ce verset parle de la conquête de la souffrance par la foi. La souffrance n’est pas tant abolie que supportée dans la foi. À la suite de son expérience spirituelle, le psalmiste déclare que le roc de son cœur, c’est Dieu.
Les v. 27-28 constituent la conclusion et le résumé du psaume. D’abord, la destinée malheureuse des impies des v. 17-20 est évoquée au v. 27. Puis la destinée heureuse des justes des v. 23-26 est rappelée au v. 28. Quant aux v. 28cd, ils ont peut-être été ajoutés plus tard en vue de la récitation publique.
On pourrait résumer ainsi l’enseignement du Ps 73. Pour le psalmiste, le problème de rétribution, parce qu’il ne concerne que le monde présent, doit se transférer du plan de l’efficacité matérielle au plan du bonheur spirituel. Dès lors, après les lumières reçues d’en haut, le problème de la prospérité des méchants se résout dans la découverte d’une prospérité d’un ordre supérieur. Pour lui, le bien suprême consiste, sur cette terre, à vivre continuellement dans la communion de Dieu et à goûter les effets de son amour. L’amour de Dieu suffit à réconforter l’âme. Qui possède Dieu possède la vie; qui ne possède pas Dieu ne possède rien.
Dans le Nouveau Testament, le Ps 73 n’est jamais cité. La relecture chrétienne n’en est pas pour autant ardue. L’amour de Dieu découvert dans la foi et l’intimité de la présence de Dieu prennent tout le sens en Jésus Christ. Le v. 25 se rapproche de certains textes de saint Paul (Rm 8,35-39) ou de saint Jean sur la « vie éternelle » qui implique communion avec Dieu et habitation divine. À l’époque du psalmiste, la communion et l’intimité avec Dieu suffisaient sur la terre. Mais, à la lumière du Nouveau Testament, rien n’empêche que cet amour continue dans l’au-delà. En effet, la véritable solution du problème relève de l’eschatologie. On a remarqué combien les mots du v. 20 sont assez ambigus pour s’ouvrir à une autre perspective. Ici, le « réveil » pourrait évoquer la résurrection finale. Le conflit entre le juste et l’impie ne se résoudra jamais dans le monde d’ici-bas. La théologie de l’ « après » esquissée dans la « gloire » du v. 24 ne peut que s’ouvrir aux perspectives d’un au-delà de rétablissement de la justice après la mort.
Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa, ON