Comment devient-on jésuite ? Comment choisit-on un jour de tout quitter pour se faire compagnon de Jésus, au service d’une fraternité plus large ? Avec une simplicité pudique, Jean-Yves Calez partage ici son itinéraire d’homme et de religieux tendu vers l’universel. Car très vite, il se découvre appelé vers l’ailleurs : le monde de l’Est, la Chine et la Russie, l’univers intellectuel de l’incroyance et surtout du marxisme – dont il deviendra l’un des grands spécialistes, la dimension sociale de l’engagement chrétien. Passionné par le dialogue avec l’humanisme contemporain, associé à la rédaction des textes du Concile Vatican II, Jean-Yves Calvez évoque aussi les figures qui l’ont marqué, comme Paul VI ou le père Pedro Arrupe. Pour lui, la vocation de jésuite n’a rien d’un idéal désincarné, ni d’un parcours individualiste ; elle se met au service de la justice et de la libération de l’homme. Car le monde est le lieu d’un combat spirituel, pour que naisse le Royaume.
P 61. Si je tente un bilan, je suis heureux de ce que la Compagnie de Jésus ait décidé de se rapprocher des pauvres, des gens simples, des plus démunis et de lutter pour la justice. L’ayant décidé, elle a fait des pas significatifs. J’ai été frappé, parcourant le monde, du nombre de communautés jésuites établies dans des bidonvilles et d’autres zones de déréliction. Jusque chez ces day workers de Kamagasaki, en périphérie d’Osaka, chez qui un jésuite japonais avait choisi de vivre. Je lui ai rendu visite il y a quelques années. J’ai vu ces gens, des étrangers, souvent illégaux, logeant dans des hôtels aux minuscules boxes, sortes de niches de cimetière, pour dormir, se rendant le matin à cinq heures dans un hall de marché pour être embauchés pour la journée. J’ai vu les malades couchant dans la rue sous le crachin, car ils n’avaient plus de quoi rien payer.
J’ai eu envie plus d’une fois d’aller rejoindre une de ces communautés. J’ai cru ne pas devoir le faire parce que j’avais besoin d’une localisation plus commode pour mes voyages, mais je n’ai pas soumis cela au discernement de beaucoup, je me suis peut-être trouvé facilement une excuse. On peut toujours m’objecter : dis-nous qui tu fréquentes… faut-il donc laisser pour l’autre vie de fréquenter les pauvres ? Peut-on accepter d’en fréquenter en tout cas si peu ?
Je crois beaucoup à la pauvreté de disponibilité. Je m’efforce de donner facilement mon temps, à des élèves, à des jeunes, à des religieux et religieuses qui n’ont guère de recours pour confronter leurs idées. Je n’oublierai jamais le père Arrupe, si disponible, si présent à son interlocuteur ; celui-ci avait l’impression qu’il n’avait d’attention que pour lui seul. C’est dans le même esprit que j’ai souvent insisté sur la « conversation », présentée par les premiers jésuites comme un ministère crucial, souvent tenue en moindre estime dans les temps ultérieurs. Il y a tant de choses sérieuses à faire… Mais il ne faut jamais oublier ce que permettent les détours de la conversation, la spontanéité de ses associations, le champ de tout ce à quoi elle donne accès. Et elle est possible avec tant de personnes.
Quant à la pauvreté matérielle, nous avons légitimement déclaré dans nos dernières congrégations générales qu’elle ne doit pas nous interdire ce qui convient pour l’apostolat. Mais avec cette clause nous vidons parfois de contenu la décision de vivre comme des gens vraiment simples. Sachant que le maître dont nous sommes les disciples n’avait, lui, « pas de pierre où reposer la tête ». En somme, ayant quitté Nazareth, il n’avait plus de propriété stable, de moyens de vie stables. Nous, pas tout à fait assurément.
Entretiens avec Paul Legavre à partir de la page 71
P 78
P.L : « celui qui est ordonné entre en affinité décisive avec celui qui est devenu le centre de sa vie, Jésus de Nazareth, le Christ ». Comme s’éprouve humainement et spirituellement cette réalité ?
JY. C : L’affinité avec Jésus de Nazareth. Il s’agit toujours de l’affinité intérieure, dont j’ai parlé en parlant de Jésus médité, contemplé, humainement approché autant qu’il est possible dès le début de ma vie dans la Compagnie de Jésus, comme je l’ai dit tout à l’heure. A travers des années de fréquentation, sans arrêt ni retour, Jésus devient « centre », ou plutôt vrai compagnon, écouté dans ses paroles de l’Ecriture, et dans des paroles, des suggestions intérieures, écouté dans les occasions plus importantes surtout.
Avec l’ordination presbytérale cependant, un pas est franchi, cette affinité est déclarée, publiquement, dirai-je. Dans le rite même, ces hommes qui s’avancent vers l’autel, se détachant en quelque sorte, sans se séparer aucunement certes, sont impressionnants. Ils acceptent de se dire marqués, engagés. Vis-à-vis de Dieu assurément, mais très particulièrement aussi vis-à-vis de Jésus de Nazareth, hors duquel il n’y a pas de christianisme bien sur, quelque mystérieux, unique dans les religions, que soit ce centrage religieux sur un homme. Entre parenthèses, cela dit d’abord l’extrême estime de l’homme que nous trouvons prononcée dans le psaume 8 : « tu le fis à peine moins qu’un dieu… » ; On accepte de témoigner spécialement de cela aussi en étant ordonné. J »insiste pour tant sur le fait qu’on ne se sépare pas des autres chrétiens, simplement on assume parmi eux un rôle plus public, plus marqué… Il faut l’assumer vraiment, et on n’a jamais fini de se remettre en question pour être fidèle à cet engagement.
P 90
En quoi consiste la prière personnelle de Jean-Yves Calvez ? Qu’est-ce qui aide le plus ? Que permet cette prière ?
L’événement, je l’ai dit, compte beaucoup pour moi. Rien d’étonnant à ce que ma prière connaisse des formes multiples, sensibles à l’événement, à ce qui survient. Je signalerai « la prière du métro », prier pour chacun, anonyme, en devinant ce qu’il attend du Seigneur, ce que le Seigneur attend de lui, et rendre grâce pour lui, pour elle ; « la prière de l’insomnie », où l’imaginaire joue beaucoup, en notant que je dois certes veiller à ne pas retenir trop vite les suggestions de cette prière-là pour discernent et décider : « la prière de discernement », le discernement tout entier selon les méthodes d’Ignace étant pour moi acte de prière fondamental. Je connais aussi la prière du matin, mais assez peu celle du soir, compte bien tenu des sens du mot « fraîcheur », dont la limpidité et la lucidité, fort différente de la prière d’insomnie. Là, l’Ecriture évangélique est souvent pour moi l’aliment. L’action de grâce s’inscrit, elle, dans l’Eucharistie, généralement du milieu du jour, du midi, prière où tout rejoint l’offrande de Jésus au midi de sa vie, au midi du vendredi saint.
C’est vraiment le centre pour moi, et le centre du centre est le dans les mots de Jésus, « Ceci est mon corps, livré », « Ceci est mon sang, versé », tout me semblant devoir entrer dans ce Ceci. Mais ma prière la plus vraie, c’est toujours, je crois, celle de la « contemplation pour obtenir l’amour » : « Prends et reçois, Seigneur, toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté… Tout ce que j’ai et possède tu me l’as donné ; A toi, Seigneur, je le rends… Donne-moi seulement de t’aimer, donne-moi ta grâce, celle-ci me suffit ». Des paroles, pas trop. Du silence surtout. Une présence. Mais c’est important dans mes journées, ou dans mes semaines quand mes journées sont entièrement dévorées, voire dans mes années quand il me faut, par la retraite spirituelle intensive, rattraper les temps de dispersion. Pour la prière, il faut de l’intensité quelque part… puisque nous ne sommes pas des anges. J’aime aussi « donner » des retraites, comme on dit, accompagner autrui dans le chemin de la prière, parce que cela m’entraîne moi-même ; je reçois alors plus que je donne.
Dirige actuellement le Département d’Ethique Publique du Centre Sèvres d’Etudes Philosophiques et Théologiques (Paris) et y enseigne ainsi qu’à l’Institut catholique de Paris (Faculté des Sciences Sociales et Economiques).