Un homme se souvient. Un croyant témoigne. L’archevêque de Paris, nommé à cette fonction par Jean-Paul II, a accepté de répondre sans faux-fuyants à ces deux interlocuteurs sans complaisance. Et voici que surgissent trois histoires entremêlées. Celle de Jean-Marie Aron Lustiger, fils d’immigrés juifs polonais, jeté dans la France de l’avant-guerre et de l’occupation. Celle d’un Eglise qui, deux mille ans après sa naissance, affronte les idéologies, les ruptures, les dérives, le défi des Lumières et les désillusions du progrès. Celle enfin de la Parole de Jésus-Christ, prodigieuse promesse d’un salut pour les vivants et pour les morts, confrontée aux athéismes modernes.
Aron Jean-Marie Lustiger, né le 17 septembre 1926 à Paris et mort le 5 août 2007 à Paris, est un prélat de l’Église catholique romaine, archevêque de Paris de 1981 à 2005, créé cardinal par Jean-Paul II en 1983. Il devint membre de l’Académie française en 1995.
La conversion
J.-M. L. – Je ne suis vraiment pas certain de la chronologie.
J’ai demandé à un témoin très proche de corroborer mes souvenirs. Il m’a répondu qu’il était aujourd’hui trop âgé et que sa mémoire le trahissait. Je n’ai pas non plus gardé de traces matérielles de c.e qui s’est passé. Je voudrais pouvoir vérifier ce qui n’est qu’impressions fugaces ou incertitudes, souvenirs et oublis de ce que j’ai pu faire ou penser à tel moment. Ce qui m’échappe, c’est l’enchaînement des événements mais j’ai gardé le souvenir précis et assuré des expériences intérieures.
Les faits d’abord: mes parents nous ont repris pour nous ramener à Paris au moment de la « drôle de guerre ». La menace paraissait moindre, avant que ne se produise l’exode de l’été. Ce retour à Paris a été de brève durée. Je me suis retrouvé avec mon meilleur ami en troisième, au lycée Montaigne. Notre séparation avait provoqué un échange de correspondance passionnant, des lettres que j’ai gardées pendant longtemps. Ce retour était-il dû au fait que j’avais déjà déclaré à mes parents mon intention de devenir chrétien? Je n’en suis plus certain. Mon père et ma mère étaient présents quand je leur ai dit mon désir d’être baptisé. Or, au moment de l’exode, mon père était absent puisqu’il était pris dans la débâcle. A quel moment de cette année 40 ai-je dit à mes parents mon intention de demander le baptême et mon désir qu’ils m’y autorisent? Je ne sais plus.
J’ai cependant un repère chronologique précis du moment où j’ai désiré le baptême. Cela s’est passé dans la cathédrale d’Orléans, au cours de la semaine sainte, juste avant Pâques 40. La débâcle est venue en juin, donc le retour à Paris a dû avoir lieu entre avril et juin.
J .- L. M. – Comment cela s’est-il passé?
J .-M. L. – J’ai partagé l’existence quotidienne de chrétiens convaincus. Ils savaient parfaitement que nous étions juifs et ont manifesté à mon égard une discrétion exemplaire.
J.-L. M. – Quand vous dites« discrétion exemplaire », cela veut dire absence de prosélytisme?
J.-M. L. – Aucun, absolument aucun. J’ai découvert de nouveau, de l’intérieur, l’univers chrétien, non plus allemand mais français, à la fois la culture, la pensée, la vie, la conduite. En même temps, il y avait un brutal changement, assez étrange pour moi : j’étais un petit Parisien qui n’avait jamais connu la campagne, hormis les mois d’été. Et Orléans était un jardin. Un jardin, et aussi l’image d’une France provinciale. Comme j’étais curieux et observateur, j’ai posé toutes sortes de questions au gré de la découverte de lieux extraordinaires: Germigny-des-Prés, une église carolingienne; Cléry, une église gothique avec le tombeau de Louis XI; les bords de Loire; les monuments et les églises d’Orléans. Bref, tout cela faisait partie du paysage. Et en même temps, un certain contenu du christianisme me devenait accessible de l’intérieur par les moyens de la culture et de la vie.
Ce n’est pas le plus important ni ce qui fut décisif; mais je cherche à expliquer où sont les sas. Les camarades du lycée ont été un autre sas, bien que le problème de la religion ne fût jamais abordé entre nous.
D. W. – Les autres élèves savaient-ils que vous étiez juzf, à Orléans?
J.-M. L. – Bien sûr. Je m’appelais Aron.
J.-L. M. – Y avait-il d’autres juifs au lycée d’Orléans?
J .-M. L. – Oh certainement, mais je n’en ai pas de souvenirs.
Dans ma classe, j’étais le seul.
J.-L. M. – Votre mère venait régulièrement vous voir?
J .-M. L. – Oui, toutes les semaines. Les contacts avec mes camarades du lycée ont donc fourni un autre terrain d’échange avec le christianisme. Mais il me semble que la familiarité avec des jeunes chrétiens de mon âge a été postérieure à mon baptême. Toujours est-il que je me souviens très bien avoir demandé à la personne chez qui nous logions de me donner un Nouveau Testament. J’ai commencé par l’évangile selon saint Matthieu qui est en tête. Je lisais Pascal pendant cette même période. Je le lisais assidûment. J’ai commencé à recopier l’évangile de saint Matthieu à la main. J’ai souligné certains passages qui me frappaient. J’avais en ma possession une petite édition de la Bible de Crampon, en fascicules séparés contenant chacun un évangile. Je ne suis pas allé jusqu’au bout, j’ai copié seulement quelques chapitres. Cela devait se passer vers Noël. C’était l’hiver, je m’en souviens.
Et puis j’ai posé des questions sur le christianisme à qui me tombait sous la main, certainement à la personne chez qui nous logions et à d’autres personnes aussi.
D. W. – Votre sœur était avec vous?
J.-M. L. – Oui. Elle était élève dans une école libre.
J .- L. M. – Et vous parliez de cela avec votre sœur?
J.-M. L. – Je ne le pense pas. Et puis, quelques mois après, je suis entré un jour dans la cathédrale, qui était sur le chemin quotidien du lycée. Au centre d’une place, alors non bâtie, venteuse, un énorme édifice, à la beauté austère et dépouillée, toujours en réparation. Je suis entré un jour que je sais aujourd’hui être le jeudi saint. Je rne suis arrêté au transept sud, où brillait un foisonnement ordonné de fleurs et de lumières. Je suis resté un grand moment, saisi. Je ne savais pas pourquoi j’étais là, ni pourquoi les choses se passaient ainsi en moi. J’ignorais la signification de ce que je voyais. Je ne savais pas quelle fête on célébrait, ni ce que les gens faisaient là en silence. Je suis rentré dans ma chambre. Je n’ai rien dit à personne.
Le lendemain je suis retourné à la cathédrale. Je voulais revoir ce lieu. L’église était ~ vide. Spirituellement vide aussi. J’ai subi l’épreuve de ce vide : je ne savais pas que c’était le vendredi saint – je ne fais que vous décrire la matérialité des choses, et à ce moment-là j’ai pensé : je veux être baptisé. Du coup, je me suis adressé à la personne chez qui je logeais. C’était le plus simple. Je savais qu’elle était catholique, qu’elle allait à la messe: je la voyais, je savais qui elle était.
Elle m’a dit: « Il faut demander à vos parents. » Elle m’a adressé à l’évêque d’Orléans, Mgr Courcoux. C’était un oratorien très cultivé; il m’a instruit dans le christianisme, me donnant des leçons particulières. Dès le début de nos rencontres, il m’a invité à demander la permission de mes parents. La chronologie m’échappe, mais je me souviens très bien du jour où j’ai averti mes parents – une scène extrêmement douloureuse, parfaitement insupportable. Ils ont fini par accepter. Mais cela, c’est une autre histoire.
D. W. – Ils ont refusé tous les deux?
J.-M. L. – Bien sûr. Mon père devait être là en permission. Je leur ai expliqué que ma démarche ne me faisait pas abandonner la condition juive, mais bien au contraire la trouver, recevoir pour elle une plénitude de sens. Je n’avais pas du tout le sentiment de trahir, ni de me camoufler, ni d’abandonner quoi que ce soit, mais au contraire de trouver la portée, la signification de ce que j’avais reçu dès ma naissance. Cela leur paraissait complètement incompréhensible, dément et insupportable, la pire des choses, le pire des malheurs qui pouvaient leur arriver. Et j’avais une conscience très aiguë que je leur causais une douleur, tout à fait intolérable. J’en étais déchiré et ne l’ai fait vraiment que par nécessité intérieure. Une autre solution aurait consisté à tout enfouir en moi-même, à ne rien dire et à attendre. Mais cette solution-là, je n’ai pas voulu l’envisager.
Mgr Courcoux était un homme très respectueux d’autrui. Je ne sais pas s’il se rendait compte de ce que cela représentait pour mes parents; je ne sais pas, aujourd’hui, quelle était sa connaissance des juifs de notre genre. Il était très cultivé et intelligent. Les juifs qu’il connaissait étaient les juifs libéraux de l’intelligentsia française dont Bergson était un représentant … Finalement, mes parents ont accepté. Pour ma sœur et pour moi.
J.-L. M – Parce que votre sœur voulait se convertir aussi?
J.-M. L. – Elle m’a suivi. Mais elle m’a suivi par conviction. Pourtant nous n’en avons jamais parlé.
J.-L. M. – Vous avez tous les deux suivi la même évolution à Orléans, pendant cette période?
J .-M. L. – En tout cas, la même instruction. Celle que donnait l’évêque. J’ai jeté les fascicules – je le regrette – des cours d’instruction religieuse qu’il avait fait imprimer pour un collège. Comme il était oratorien, je ne sais s’il avait donné des cours à Juilly ou à Saint-Martin de Pontoise, avant d’être curé à Saint-Eustache à Paris. Quoi qu’il en soit, ses cours étaient d’un niveau remarquable. Dès cette époque, j’ai été initié à l’étude des origines chrétiennes, à la connaissance des textes les plus anciens, avec une grande rigueur historique; bref, j’ai reçu une initiation chrétienne d’une qualité intellectuelle et spirituelle rarement proposée à un adolescent. Elle confirmait l’intuition très vive que j’avais de la continuité du christianisme et du judaïsme. Mgr Courcoux m’a parlé de bien des sujets; entre beaucoup d’autres, il me nommait le Père Teilhard de Chardin, abordait aussi les relations entre la science et la foi. C’est vous dire que je n’étais pas mal traité.
D. W. – Vous aviez de la chance.
J .-M .. L.- Je ne me souviens d’avoir rencontré alors en ce domaine que des gens qui m’ont inspiré le respect.
D.W. ,-, Pourquoi vous a-t-il paru évident d’aller du judaïsme au christianisme plutôt que de vous tourner vers la religion juive?
J .-M. L. – Mais le christianisme est un fruit du judaïsme! Pour être plus c1air, j’ai cru au Christ, Messie d’Israël. Quelque chose s’est cristallisé que je portais en moi depuis des années sans que j’en aie parlé à personne. Je savais que le judaïsme portait en lui l’espérance du Messie. Au scandale de la souffrance répondait l’espérance de la rédemption des hommes et de l’accomplissement des promesses que Dieu a faites à son peuple. Et j’ai su que Jésus est le Messie, le Christ de Dieu.
D. W. -,’. A ce moment-là, n’y a-t-il pas eu en vous un sentiment de révolte?
J … M. L.’- C’était la découverte du Messie d’Israël et du Fils de Dieu, et donc celle de Dieu aussi, confirmée. C’était encore pour moi l’âge métaphysique et déjà l’âge du doute. « Est-ce que Dieu existe? » Question de la rationalité critique, question lancinante ou subliminaire de la pensée; il m’a fallu quinze ans, vingt ans pour en sorti, compte tenu de la culture à laquelle j’avais part et de mon évolution personnelle.
J.-L. M. – Mais au moment même de la conversion, ou de cette prise de conscience, y avait-il ce doute ?
J .-M. L. – La certitude absolue que Dieu existe et sa négation radicale qui fait dire: Dieu n’existe pas; les deux pensées m’habitaient successivement et parfois simultanément. Mais je savais au fond, même lorsque je n’étais plus certain de croire, que Dieu existait, puisque j’étais juif.
D. W. – Pourquoi cela?
J.-M. L. – Mais parce que je savais bien que Dieu nous avait choisis pour montrer qu’il existe!
J.-L. M. – Vous insistez beaucoup, et je le comprends, sur le fait qu’il n’y avait pas de prosélytisme dans le milieu qui vous a accueilli.
J .-M. L. – J’insiste là-dessus parce que le prosélytisme est la première idée qui vient à l’esprit dans une situation pareille. Gest aussi ce que mes parents ont tout de suite incriminé.
J.-L. M. -Je vais dire la même chose: est-ce que le prosélytisme réussi n’est pas celui qui se fait oublier?
J.-M. L. – Je n’en sais rien. Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’étais un gamin insupportable, très orgueilleux et d’une personnalité accusée. Il ne fallait pas me marcher sur les pieds. J’imagine qu’on peut me manipuler – tout le monde est manipulable – mais les interlocuteurs que j’avais là étaient des hommes et des femmes d’une évidente honnêteté. Ils m’ont, de plus, rendu le service d’être critiques à mon égard, de me remettre à ma place.
D. W. – Vos parents ne vous ont-ils pas proposé une solution alternative: approfondir la foi Juive ?
J.-M. L. – Oui, bien sûr. Nous avons eu une entrevue avec un personnage célèbre du judaïsme, une discussion qui a duré deux heures, chez lui. Je lui ai « démontré» que Jésus est le Messie. Au moment où nous sortions il a dit à mes parents: «Vous ne pouvez rien; laissez-le faire. »
D. W. -Le conflit familial a dû être très violent. Vous avez trouvé du réconfort auprès de votre mère ou auprès de votre Père?
J.-M. L. – C’est très compliqué. Ma mère est morte trop tôt.
Ma mère a été déportée et est morte à Auschwitz. Avec mon père il y a une évolution qui n’a pas pu se produire avec ma mère : la réponse n’est donc pas possible. Mon père était plutôt avare de paroles. Quand il parlait, la force était énorme, mais contenue. Ma mère, au contraire, était expansive, plus nerveuse, plus expressive.
J.-L. M. – Vos parents auraient pu aussi considérer que cette conversion n’était peut-être pas une mauvaise chose, dans le contexte historique?
J .-M. L. – Ils ont fait ce calcul. Ils y ont vu une protection, face à la présence des Allemands. Je crois que c’est pour cela qu’ils l’ont acceptée. Je leur ai dit : « Ça ne servira à rien. »
J.- L. M. – Et vous-même, ces circonstances historiques ne vous gênaient-elles pas ? Je veux dire : n’est-il pas difficile de quitter le judaïsme au moment où les juifs sont persécutés.
J .-M. L. – Je n’ai pas fait de raisonnement politique. Pour moi, il n’était pas un instant question de renier mon identité juive. Bien au contraire. Je percevais le Christ, Messie d’Israël, et je voyais des chrétiens qui avaient de l’estime pour le judaïsme.
J.-L. M. – N’avez-vous jamais rencontré de chrétiens dépourvus d’estime à l’égard du judaïsme?
J .-M. L. – A mes yeux, les antisémites n’étaient pas fidèles au christianisme.
J.-L. M. – Cela ne fait pas beaucoup de chrétiens en France!
J .-M. L. – Cétaient des goyim, des païens; ils n’étaient pas chrétiens.
J.-L. M. – Les choses pour vous se passaient sur un plan spirituel, mais la réalité historique était-elle présente?
J .-M. L. – La réalité historique était au contraire extrêmement forte, mais elle n’intervenait pas sous forme d’opportunité politique dans mon chemin. Peu d’années après, j’ai lu les cahiers clandestins de Témoignage chrétien où je retrouvais clairement mes convictions. De Lubac, Fessard et Journet, qui écrivaient dans la clandestinité sur la résistance au paganisme nazi et sur le judaïsme, ont dit ce qu’il fallait dire.
D. W. – Vous souvenez-vous de la date de votre communion?
J.-M. L. -. Baptême et communion, le 25 août 1940; et la confirmation, le 15 septembre 1940, par l’évêque d’Orléans, dans la chapelle de l’évêché d’Orléans où j’ai célébré la messe comme évêque près de quarante ans plus tard.
J . – L. M. – Vous avez changé de prénom· à cette occasion?
J.-M. L. – Non. J’ai gardé mon prénom d’état civil, Aron, qui est le prénom de mon grand-père paternel. La tradition voulait que, quand le grand-père mourait, l’un des petits-fils prenne son nom, et je l’ai gardé comme nom de baptême parce que c’était mon nom et qu’Aron, le Grand Prêtre, figure avec Moïse au calendrier chrétien. Et j’ai ajouté Jean et Marie. Jean était le prénom de mon parrain.