1 Cantique des montées.
Vers toi j’ai les yeux levés
qui te tiens au ciel ;
2 les voici comme les yeux des serviteurs
vers la main de leur maître.
Comme les yeux de la servante
vers la main de sa maîtresse,
ainsi nos yeux vers Yahvé notre Dieu
tant qu’il nous prenne en pitié.
3 Pitié pour nous, Yahvé, pitié pour nous,
Trop de mépris nous rassasie ;
4 notre âme est par trop rassasiée
des sarcasmes des satisfaits !
(Le mépris est pour les orgueilleux !)
Traduit par © La Bible de Jérusalem, Éditions du Cerf, Paris 1998
Une détresse pénible et durable se présente ! Que faire ? Le psaume 123 répond par la supplication personnelle et collective adressée à Dieu. Causée par une situation intolérable que subit le croyant ou sa communauté, à la suite d’une calamité publique ou d’une oppression de dominateurs. Celle-ci peut venir d’ennemis extérieurs, mais aussi de membres de la communauté elle-même. A cause des gens hautains ou insolents qui insultent l’être humain, à juste titre nous sommes outrés. Trop c’est trop, alors on en appelle à Dieu : « De grâce ! » Et l’attente de réaction d’un justicier, d’un sauveur, … finalement de Dieu, est forte.
Le Psautier comprend de nombreux psaumes qui expriment de tels appels au secours, qui disent les plaintes, les angoisses, les détresses et les lamentations du peuple ainsi que la puissance de salut de Dieu. (cf. Ps 12 ; 44 ; 58 ; 60 ; 74 ; 79 ; 80 ; 83 ; 85 ; 90 ; 94 ; 108 ; 137). La supplication faite avec une profonde confiance en Dieu est même un des thèmes majeurs de tout le livre du psautier. L’originalité du Ps 123 c’est la supplication énoncée au pluriel « pitié pour nous, Yahvé » (v.3), comme le psalmiste le fait pour la bénédiction après la récolte au Ps 67,2. Le caractère collectif de sa clameur révèle qu’il pense aux autres et vit une communauté de destin. Il y a solidarité et une implication altruiste pour un salut général.
Dans le genre littéraire de supplication, au plan de sa structure, le Ps 123 présente quatre parties : L’invocation du nom divin (v.1) ; une imploration exprimant la confiance par des comparaisons (v.2), suivie d’une demande explicite (v.3a) et l’exposé du pourquoi de cette demande (v.3b-4). Les deux premières parties forment un chiasme littéraire : A) les yeux / vers Toi…au ciel ; B) comme les yeux des serviteurs / vers leur maître ; B’) les yeux de la servante / vers sa maîtresse ; A’) nos yeux / vers « Yahvé notre Elohim ». En passant de la 1e personne du singulier (v.1) à la 1e personne du pluriel (v.2) le psalmiste laisse entendre qu’il vit sa prière dans une communauté éprouvée, mais qui garde l’espérance. Au v.3 : la demande de pitié pour la communauté est énoncée en style direct, centrée sur le nom de Yahvé, précisé comme étant « notre Dieu », l’Être supérieur par essence et par excellence. La finale amplifie la demande pour affirmer l’exagération de mépris de la part des orgueilleux. NB : La dernière phrase entre parenthèses est vue comme une addition de l’époque des Maccabées (IIe siècle avant Jésus-Christ).
La permanence du regard du serviteur/de la servante est image de confiante dépendance et d’humble soumission sans impatience vis-à-vis du maître/ de la maîtresse et « la main » indique une attente d’acte de puissance et un appel à sa bienveillance. Les « yeux » qui veillent au geste de « la main » repris au Ps 145,15-16 éclairent le sens : c’est l’action de celui qui attend une intervention bénéfique de la Providence divine. Ce serviteur est « David » au Ps 132,10 et « tous les serviteurs de Yahvé » sont les fidèles du « sanctuaire » au Ps 134,1-2. Le Ps 123,3 maintient le thème du Ps 120,5-6 qui est l’épreuve trop lourde à supporter : « l’âme » c’est-à-dire le fidèle qui a du mal à résider en terre hostile (Ps 120) ressent la même détresse lorsqu’il est gorgé de mépris (Ps 123). Le Ps 123,1 poursuit l’esprit du Ps 121,1 où le psalmiste « lève les yeux » et associe « Yahvé » avec « les cieux » (Ps 121,2; 123,1; comme aussi 124,8).
Du point de vue juif, le Ps 123 – qui peut remonter au retour de l’exil à Babylone au VIe s. av. J.-C.), ou à l’époque de Néhémie, vers le Ve s. quand des ennemis tournent en dérision la communauté juive – appartient à la collection des quinze « cantiques des montées » (= Ps 120 à 134) : ces chants des pèlerins qui montaient à Jérusalem, située à quelque 750 m d’altitude dans les monts de Judée. Le premier groupe est formé des cinq psaumes 120-124. Le psalmiste confie ce qu’il ressent intérieurement. Il parle de son « âme » à un être plus élevé « au ciel » : il en appelle à Yahvé dans l’adversité. Il espère bien qu’à cette vraie détresse correspondra une véritable libération. Car « Yahvé » est le Dieu d’un peuple qui intervient en faveur des humiliés (Ps 12,6 ; 20,8 ; 113,9). Comme l’écrit le fr. Jean-Luc VESCO : « Le psalmiste suppose une longue période d’épreuve et d’adversité au cours de laquelle Israël confesse sa totale dépendance vis-à-vis de son Dieu. Il implore sa pitié et n’a pour seul motif de sa supplication que l’abondance du mépris qui le submerge. Il reconnaît qu’il dépend de Dieu autant qu’un serviteur dépend de son maître. Mais il peut s’adresser à lui, car une relation d’alliance les unit. (…) L’attente ne peut pas être déçue. » (Le Psautier de David, II, traduit et commenté, Lectio Divina 211, Paris, Cerf 2006, p.1188).
Ces cris d’angoisse rappellent les plaintes du prophète Jérémie et du livre de Job (Jb13,4-5). Le Dieu de l’alliance (cf. Ps 105,8) est un Dieu de justice (Ps 94,1-8.14-15) dont le pardon et la miséricorde sont annoncés par les prophètes (Mi 7,18-20; Is 63,7-9). Ben Sira, l’auteur de l’Ecclésiastique supplie à son tour le « maître, Dieu de l’univers » pour la délivrance et la restauration d’Israël (Si 36,1.11). Le mystère de la souffrance du serviteur « objet de mépris » (Is 53,3), après « l’épreuve endurée par son âme » (Is 53,11) est expliqué par Dieu lui-même dans « le quatrième chant du Serviteur » comme une intercession du juste pour les criminels. La lutte contre le péché est collective et on peut s’y investir pour autrui !
Du point de vue chrétien, cette prière rappelle les nombreux appels à la pitié adressés à Jésus par les malheureux dans les évangiles. Ainsi le cri : « Jésus, maître, aie pitié de nous » (Lc 17,13) que lancent les dix lépreux et que Jésus exauce en les purifiant. Et le cri de l’aveugle rabroué par les gens à l’entrée de Jéricho : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! » (Lc 18,38-39 et Mc 10,46-52) dont Jésus voit la foi et lui fait recouvrer la vue (de même pour deux aveugles en Mt 9,27-30 et 20,30-34). Jésus prend la défense des méprisés lorsqu’il montre le publicain au Temple qui « n’osait même pas lever les yeux au ciel, (…) disant :’Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis !’ » (Lc 18,13). C’est en percevant la confiance qui ne manque pas d’audace et de répartie de la femme Cananéenne qui le suppliait de guérir sa fille que Jésus va l’exaucer (Mt 15,22-28).
Notre psaume 123 fait encore écho aux moments de mépris que Jésus lui-même a vécus, lorsqu’il fut accablé de moqueries de la part des soldats à Jérusalem (Mt 27,29-31) ou les gardes d’Hérode (Lc 22,11) et, même lorsque crucifié, il les endura de la part des passants et des grands-prêtres du Temple, des scribes, des anciens et des voleurs (cf. Mt 27,41.44; Mc 15,29-32; Lc 24,35-36). Dans le Nouveau Testament, le mal est clairement explicité et Jésus y fait face avec la force de la Parole (cf. Dt 6,13.16 ; 8,3 et Ps 22,2; cf. Mt 27.46 ; Mc 15,34) et la prière de supplication implorant le salut (cf. He 5,7), avant de détruire le péché par sa miséricorde, le mal par l’exorcisme et la mort par sa puissance de vie et de relèvement. Jésus prend en compte la dimension collective en priant : « Père, pardonne-leur » (Lc 24,34). En parlant de « railleurs pleins de railleries » (2 P 3,3), saint Pierre nous éveille à cette prière toujours actuelle.
Au sens figuré, en judaïsme, le « ciel » ou « les cieux » désignent la demeure de Dieu (Dt 26,15; Is 40,22) comme l’enseigne Jésus : « le Ciel est le trône de Dieu » (Mt 5,34) citant la finale d’Isaïe (Is 66,1). La prière de Jésus commence d’ailleurs par : « Notre Père qui est aux cieux » (Mt 6,9). Et les foules reconnaissent leur divin sauveur en criant à juste titre : « Hosanna au plus haut des cieux ! » (Mt 21,9 et Mc 11,10). Le mot cieux est employé à la place du nom Dieu afin de ne pas le prononcer. Dans la foulée Jésus s’unit à son Père céleste quand il « leva les yeux au ciel » avant de bénir les pains pour nourrir la foule (Mc 6,41) ou de guérir un sourd-bègue (Mc 7,34). La même attitude de communion est notée au moment fort de la prière de Jésus à son Père avant que Lazare ne soit appelé à sortir du tombeau (Jn 11,41).
Dans la liturgie, le Ps 123 est chanté par les latins-catholiques à l’office du lundi soir de chaque 3e semaine en tant que prière de confiance en Dieu. Une béatitude est mise en référence : « Heureux les serviteurs que le Maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. » (Lc 12,37a). C’est un conseil de Jésus pour nous stimuler à être prêt, dans la patience vigilante, à l’accueillir. Oui le maître s’approchera et servira ses serviteurs et servantes (Lc 12,37b)!
Ce psaume est tout indiqué pour la liturgie de la parole du 14e Dimanche (B) en relation avec l’évangile où Jésus dit qu’« un prophète est méprisé dans son pays » (Mc 6). Jésus lui-même a connu ce mépris des orgueilleux, tant en son village de Nazareth, que lorsqu’il fut accablé de moqueries des soldats à Jérusalem (Mt 27,29-31) et, même crucifié, il les endura de la part des passants et des grands-prêtres, des scribes, des anciens et des voleurs (cf. Mt 27,41.44). Au temps ordinaire, le Ps 123 est prié le mercredi de la 9e semaine. Il est également proposé, dans la liturgie du commun, pour toute occasion de détresse. Lors de la participation à l’Eucharistie, l’appel collectif à la miséricorde de Dieu (Hanenni en hébreu, Kyrie éleison en grec et Agnus Dei, miserere nobis ! en latin) résonne par sept fois : trois fois pendant la prière pénitentielle « Seigneur prends pitié – ô Christ prends pitié ! », deux fois lors du chant de louange : « Toi qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous ; Toi qui es assis à la droite du Père, prends pitié de nous » et deux fois également au moment de la fraction du Pain : « Agneau de Dieu, qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous. »
Pour conclure, reprenons un extrait d’une lettre de Paul CLAUDEL (27 octobre 1948) qui a lui-même traduit les Psaumes. Il rappelle qu’il est bien permis, dans la douleur ou le malheur, ou face à la tyrannie des pouvoirs en place, d’en appeler à Dieu en style direct : « Quand on a besoin de Dieu, (…) comme une nécessité vitale, essentielle, continuelle, indispensable, on est bien forcé d’user d’un langage disons ‘raccourci’, je ne dis pas familier, c’est beaucoup plus brutal que le familier. C’est comme ces enfants qui ne font pas de façon avec le sein de leur mère. »
fr. Christian Eeckhout, o.p. Jérusalem – Pour le site www.spiritualite2000.com en mars 2017.