Il y a un paradoxe dans le Ps 86. D’un côté, c’est une prière d’une grande profondeur où alternent supplication et action de grâce, mais de l’autre, le poème semble manquer d’originalité puisqu’il est constitué d’emprunts à divers autres psaumes au point qu’on a parlé d’une anthologie (par exemple : v. 4 = Ps 25,1; v. 11 = Ps 27,11; v. 14 = Ps 54,4; v. 15 = Ex 34,6; v. 16 = Ps 25,16). Mais des similitudes avec d’autres psaumes ne signifient pas nécessairement un manque d’originalité ou l’incompétence de l’auteur. On aurait plutôt un style liturgique dans lequel l’expérience personnelle du psalmiste s’exprime par les expressions traditionnelles de la prière d’Israël. Comme c’est toujours le cas, en effet, l’épreuve particulière du psalmiste n’est pas précisée et celui-ci s’exprime en termes généraux, ce qui rend plus facile son application à d’autres dans le culte.
Le genre littéraire est clair. Il s’agit d’une prière individuelle d’appel au secours qui, normalement, suit les étapes suivantes : proclamation du nom divin; résumé de la prière; rappel des actes de Dieu; plainte; proclamation de confiance; prière; motifs; double souhait: pour les fidèles et pour les ennemis; annonce de la louange. Mais le Ps 86 ne suit pas ce schéma dans lequel la promesse d’action de grâce arrive à la fin. Ici, un juste dans l’épreuve demande à Dieu son intervention mais chante déjà sa reconnaissance envers lui. Il s’agit donc simultanément d’une lamentation et d’une action de grâce. La singularité c’est que l’action de grâce se trouve au milieu du psaume (v. 8-13). Comme elle n’est pas à sa place habituelle, certains ont proposé de la déplacer à la fin du psaume, lisant, du coup, les deux autres strophes l’une après l’autre. Et en effet, la lecture continue de ces deux strophes de supplication a du sens (v. 1-7 et 14-17). On a même pensé qu’elles auraient pu former à l’origine un même poème avec l’action de grâce finale qui aurait été déplacée par mégarde au milieu du psaume. Mais rien n’indique que ce soit l’intention de l’auteur ou qu’il y ait eu erreur de transmission. On a dit qu’il manquait d’originalité et on voudrait lui enlever celle qu’il a…
Au point de vue structurel, la première strophe (v. 1-7) est le point de départ de la supplication. Quelqu’un fait face à l’épreuve et appelle le Seigneur à son secours. Il est certain d’être entendu et exaucé. La deuxième strophe (v. 8-13), au centre du poème, est l’action de grâce dont nous avons parlé. La troisième strophe (v. 14-17) répond à la première. De part et d’autre, le psalmiste se déclare serviteur du Seigneur (v. 2.4 et 16), il supplie Dieu qui est plein d’amour (v. 5 et 15) de le prendre en pitié (v. 3 et 16). Les deux strophes s’achèvent sur la certitude de l’intervention du Seigneur (v. 7 et 17). Il faut souligner le rôle structurel des neuf kî « car » qui mettent en valeur le binôme Dieu / homme en manifestant ses relations diverses : créateur / créature; souverain / sujet; donateur / indigent.
On a des rapports de répétition et des rapports de synthèse. Le contenu de la lamentation et l’issue prévue sont subjectifs dans le premier volet, objectifs dans l’autre, mais, par contre, les éléments de la supplication s’équivalent de part et d’autre. Dans le premier volet, la doxologie insiste sur l’action de Dieu; dans le second, elle insiste plutôt sur sa loyauté. Enfin, d’un côté, la célébration d’action de grâce implique « toutes les nations »; de l’autre, uniquement le psalmiste.
Commentons quelques versets. La longue partie introductive du psaume avec ses demandes d’écoute et ses appels à l’aide est le style commun de la lamentation et reprend les phrases générales familières de ce genre de psaumes. Ces demandes prennent le psalmiste comme point de départ alors que Dieu n’arrive qu’au v. 5. On remarque une particularité de vocabulaire : Dieu est appelé « maître » (v. 4.5.8.9.12.15) et le psalmiste : « ton serviteur » (v. 2.3.4.16). Le premiers mot (« Écoute! ») du v. 1 donnent le ton. La première strophe est toute supplication, motivée par l’épreuve du psalmiste qui s’appuie sur la fidélité de Dieu. Le psalmiste commence par exposer sa situation. Il souffre et ne peut pas se défendre. « Sauve ton serviteur » (v. 2). L’alliance a créé une relation entre Dieu et son peuple. Celui-ci promet d’être fidèle au service de son Dieu, et Dieu, en échange, promet sa protection. Chez le psalmiste, la souffrance s’accompagne d’une totale ouverture à Dieu. Au v. 1 le psalmiste est « pauvre et malheureux », le v. 2 ajoute trois expressions : il est fidèle, serviteur et s’appuie sur Dieu. Le psalmiste continue à se définir au v. 3. « Malheureux, serviteur fidèle, assidu à recourir à Dieu », voilà les trois titres qui lui inspirent confiance. Au v. 4 le psalmiste demande un changement de condition en termes de « réjouis ton serviteur », ce qui suppose qu’il est plutôt triste et déprimé.
À partir du v. 5 Dieu apparaît sur la scène. Après la présentation de sa propre situation, le psalmiste en appelle à trois attributs de Dieu : sa bonté, son pardon, son amour. Pour le psalmiste, son épreuve et la bonté de Dieu sont un argument de sa prière. Au v. 6 le premier appel se termine avec la reprise des implorations des v. 1-2. Entre l’attention de Dieu, d’un côté, et les supplications du psalmiste, de l’autre, s’ouvre un dialogue. Au v. 7 le psalmiste continue sa supplication mais va au-delà. Par son expérience ou la certitude de l’espérance, il sait que sa prière a atteint son but. Les v. 6-7 font écho au v.1 grâce aux mots « prêter l’oreille, me répondre ».
Au centre du psaume (v. 8-13) est inséré l’hymne de reconnaissance qui est une véritable contemplation de l’œuvre que Dieu accomplit dans l’univers (première strophe) et dans la vie du fidèle (deuxième strophe). Ici, une question se pose pour comprendre l’action de grâce. Le psalmiste anticipe-t-il sa libération et rend-il déjà grâce à Dieu? ou bien la délivrance a-t-elle déjà été opérée et le psaume en parle-t-il au passé? Le psalmiste ouvre la première strophe (v. 8-10) par une profession de foi. Au milieu des dieux des nations, il n’y a pas de dieu semblable à Yhwh. L’évocation des dieux n’implique pas nécessairement une croyance polythéiste; c’est plutôt une invitation aux nations de constater qu’il ne se réalise pas chez elles d’œuvres comparables à celle dont Israël a bénéficié. Aussi, toutes les nations reconnaîtront le seul vrai Dieu et exprimeront-elles leur foi de trois façons : elles viendront à Sion, lieu de sa résidence; elles se prosterneront devant lui; elles rendront gloire à son nom (v. 9). Quant au v. 10 il confère une forme hymnique à la conclusion de la profession de foi. Non seulement Dieu y est défini comme grand, mais comme unique.
La troisième strophe (v. 11-13) constitue une prière personnelle où le psalmiste exprime son intimité avec Dieu et demande de lui montrer le chemin parce qu’il veut marcher dans la vérité, qui est adhésion et foi à l’alliance (v. 11). Au centre du psaume marqué par ce verset, au sommet de sa prière, on trouve une demande : connaître le chemin du Seigneur et le suivre fidèlement. À un pareil moment, cette demande a presque valeur de promesse. Reconnaissant sa faiblesse, l’auteur demande humblement à Dieu de l’aider dans sa détermination en le guidant dans ses voies. « Unifie mon cœur ». Ce verset déplore le cœur partagé qui n’est pas totalement consacré à Dieu. Contrairement à l’anthropologie occidentale où le cœur est associé aux sentiments, l’anthropologie sémitique ancienne le conçoit d’abord comme l’organe de la décision, de la volonté et de la réflexion. Le psalmiste demande qu’il soit unifié, c’est-à-dire engagé dans la seule voie de Dieu. Certains ont cru que le psalmiste se vantait de sa piété, mais il sait très bien ce qui lui manque pour être un homme de Dieu. Il ne s’appuie pas sur ses mérites mais sur la grâce de Dieu qu’il mentionne à deux moments de sa prière (v. 5. 15).
Sûr d’être exaucé, bien qu’il soit encore dans la détresse, le psalmiste rend grâce (v. 12 « Toujours je rendrai gloire à ton nom »). Il témoigne de sa foi en la bonté de Dieu et prélude ainsi au pèlerinage des nations. Vu que l’hymne de reconnaissance (v. 8-13) s’ouvrait par une profession de foi, il se termine par l’éloge de l’amour de Dieu qui arrache son fidèle à l’abîme du shéol. Le shéol représente ici les périls mortels (Ps 6,6; 28,1; 63,10; 88,7). Le psalmiste montre une profonde gratitude pour la bonté de Dieu qui le délivre de épreuve.
Appel final (v. 14-17). À cause du possible désordre de structure du psaume, on trouve ici la suite de la supplication (v. 1-7) qui encadre l’hymne de reconnaissance (v. 8-13). Au v. 14 le psalmiste en appelle à Dieu contre les orgueilleux et les puissants qui se lèvent contre lui. La supplication reprend et l’épreuve est plus clairement exposée. Mais le nombre, l’importance et le pouvoir des persécuteurs n’ont pas d’importance puisqu’ils ne respectent pas Dieu. Le v. 15 « Dieu de tendresse et de pitié » reprend le v. 5 dans une citation d’Ex 34,6. Une fois de plus, le psalmiste affirme que l’amour de Dieu est plus grand que ses fautes. Devant la menace, son espoir repose uniquement sur la bonté de Dieu. L’expression « le fils de ta servante » (v. 16) équivaut à « ton serviteur ». Il n’y a pas lieu de chercher une identification plus précise de la servante. Le psalmiste se situe dans une lignée fidèle, au service du Seigneur. Au v. 17, le psalmiste demande « Accomplis un signe ». Ce peut être soit un oracle divin, soit une merveille en sa faveur comme celles évoquées au v. 10. En exauçant son fidèle, Dieu lui rendra justice et se fera connaître de ses adversaires.
Dans le Nouveau Testament, le Ps 86 n’est cité qu’une seule fois. Dans le livre de l’Apocalypse, les fidèles qui entonnent le cantique de l’Agneau font écho au v. 9 du psaume : « Toutes les nations viendront se prosterner devant toi, car voici manifestés tes jugements! » (Ap 15,4).
Plusieurs éléments du Ps 86 ont été développés par la tradition chrétienne. Songeant à la parabole de la veuve importune (Lc 18,1-8), Tertullien note qu’il y a dans la façon de prier du psaume une assiduité et une sorte de violence qui ne déplaisent pas à Dieu. Saint Augustin pense au Christ toujours vivant pour une perpétuelle intercession. Mais il y a davantage. L’humble appel du v. 3 répété inlassablement a été repris par la tradition chrétienne d’orient sous le nom de « prière de Jésus ». Quant à elle, la tradition monastique a beaucoup développé l’expression la plus originale du psaume : « unifie mon cœur » en y voyant toute la vie de prière du moine.
Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa, ON