Auteur : Georges Bernanos (1888-1948) catholique et écrivain a exploré les tourments de l’âme humaine dans son combat pour le Bien contre le Mal, pour l’amour de Dieu contre la tentation du désespoir. Polémiste virulent, il a également dénoncé les errements démagogiques des démocraties et l’avilissement de l’homme dans la société industrielle. Le philosophe Emmanuel Mounier dira de lui à sa mort : « C’est au coeur de notre nature humaine que Bernanos va chercher le secret qu’elle balbutie d’une voix surhumaine. »
L’espérance, voilà le mot que je voulais écrire. Le reste du monde désire, convoite, revendique, exige, et il appelle tout cela espérer, parce qu’il n’a ni patience, ni honneur : il ne veut que jouir et la jouissance ne saurait attendre, au sens propre du mot. L’attente de la jouissance ne peut s’appeler une espérance, ce serait plutôt un délire, une agonie. D’ailleurs, le monde vit beaucoup trop vite, le monde n’a plus le temps d’espérer. La vie intérieure de l’homme moderne a un rythme trop rapide pour que s’y forme et mûrisse un sentiment si ardent et si tendre. Il hausse les épaules à l’idée de ces chastes fiançailles avec l’avenir […]. L’espérance est une nourriture trop douce pour l’ambitieux, elle risquerait d’attendrir son cœur. Le monde moderne n’a pas le temps d’espérer, ni d’aimer, ni de rêver. Ce sont les pauvres gens qui espèrent à sa place, exactement comme les saints aiment et expient pour nous. La tradition de l’humble espérance est entre les mains des pauvres, ainsi que les vieilles ouvrières gardent le secret de certains points de dentelles que les mécaniques ne réussissent jamais à imiter.
Vous me direz que les pauvres diables, vivant nécessairement d’espérance, n’ont pas plus de mérite à espérer qu’à vivre. Sans doute, sans doute… J’ajouterai même que, plus la vie leur devient difficile, plus ils doivent espérer par compensation. Croyez-vous que puisse être perdu à jamais le travail de ces diligentes, de ces silencieuses abeilles – le miel qui déborde de leurs ruches ? Oh ! Bien sûr, personne ne se pose la question parce que la terre est encore aux brutes polytechniques, mais le jour viendra — ce jour n’est-il pas venu déjà ? Ne sentez-vous pas sur votre front, sur vos mains, la première fraîcheur de l’aube ? —, le jour viendra où ceux qui courent aujourd’hui, hallucinés, derrière des maîtres impitoyables, les maîtres féroces qui prodiguent la vie humaine comme une matière de nul prix, bourrent de vie humaine leurs forges et leurs fourneaux, s’arrêteront épuisés, sur la route qui ne mène nulle part. Hé bien, alors — mais pourquoi le dire ? — la parole de Dieu sera peut-être accomplie, les doux posséderont la terre simplement parce qu’ils n’auront pas perdu l’habitude de l’espérance dans un monde de désespérés. Ils posséderont la terre, pas pour longtemps ; ils l’auront possédée et ne s’en seront peut-être pas même aperçu, leur masse innocente aura fait pencher la balance, renversé l’équilibre du monde.
Vous trouvez ces mots trop grands ? Ecoutez-moi bien, ils ne le sont pas encore assez. Vous vous croyez les maîtres de l’opinion universelle, et vous n’en avez exploré que la part la plus accessible, vous êtes les maîtres de l’opinion universelle comme Christophe Colomb débarquant aux Bahamas se croyait maître des Indes. Et d’ailleurs, permettez-moi de vous le dire, votre colossale machine publicitaire, dans les premières années de sa mise en marche, n’a fait que remuer l’opinion, l’agiter, la brasser. Vous avez appelé les peuples au profit […]. Mais, à présent, il vous faut agir. Vous avez promis la liquidation d’une société dont vous dissipiez d’ailleurs effrontément les réserves, et les imbéciles continuent à calculer les profits d’une telle opération, alors que vous savez déjà qu’elle ne laissera qu’un passif immense. Alors, il vous faudra créer. Nous vous avons vus fiers d’une philosophie : celle qui n’accorde à l’homme, à ce bipède, qu’un mobile : l’intérêt ; qu’un Dieu : le bonheur ; et qu’une mystique, celle de l’instinct. L’expérience va nous dire ce qu’elle vaut.
Daignez me comprendre. Ne prenez pas ceci pour une plaisanterie. Vous avez pu jeter bas une société, mais vous n’en reconstruirez pas une autre avec cette espèce d’hommes. Construire est toujours une œuvre d’amour. Il faudra donc que vous fassiez tôt ou tard appel à une humanité que vous connaissez très mal, que vous vous refusez même à connaître parce que son existence réduirait à rien vos thèses, une humanité non réaliste, au sens que vous donnez à ce mot. Une autre humanité, une autre espèce d’hommes, dont vous croyez qu’elle n’exige jamais rien, parce qu’elle n’a pas besoin des mêmes choses que vous. Elle n’exigera peut-être pas, elle ne formulera peut-être pas ses griefs, et il est même certain qu’elle ne les vengera pas. Mais vous ne viendrez pas à bout de sa patience, de sa sainte patience. Ce que vous aurez abattu, elle le relèvera derrière vous, une fois, dix fois, cent fois, elle ramassera inlassablement tout ce que vous aurez laissé tomber, elle vous le remettra dans la main en souriant. L’image que vous vous faites de la vie est devenue si grossière à votre insu, que vous croyez avoir trouvé dans la violence le dernier secret de la domination, alors que l’expérience démontre chaque jour que l’humble patience de l’homme a constamment mis en échec, depuis des millénaires sans nombre, les forces hagardes de la nature. Vous ne triompherez pas de la patience du pauvre.
Les enfants humiliés : journal (1939-1940)