Shankara (VIIIe-IXème siècle), le philosophe de la non-dualité, héritier et continuateur de la pensée moniste des grandes Upanishad, ne dédaigna pas de composer des hymnes dans lesquels il exprime avec la plus grande ferveur son amour pour Shiva. Les dieux sont pour lui les formes différenciées (saguna) du brahman neutre, sans nom ni forme, inconcevable et irreprésentable (nirguna). Ansi, dans l’Océan de la félicité de Shiva, il reprend l’iconographie classique du dieu-ascète, époux de la grande déesse (ici sous ses noms de Umâ, la Paix, et de Pârvati, la fille du dieu des Montagnes), qui est exalté au-dessus de tous les autres dieux, selon l’habitude de la bhakti.
Dans mon cœur j’adore Shiva connaissable par les trois Veda. Celui qui ravit l’esprit, le destructeur des trois cités, le premier aux trois yeux, majestueux dans sa profusion de cheveux haut chignonnés, avec des serpents grouillants pour collier et une antilope, le Grand Seigneur, la Divinité qui a pitié de moi, le maître des âmes et la conscience fondamentale, l’époux de la Mère, l’Illusionniste suprême.
Ô Seigneur d’Umâ! … Un homme plonge dans un bassin profond, entre dans une forêt inhabitée et inhospitalière, escalade une haute montagne pour cueillir des fleurs : quel fou! … Il ne sait même pas comment vivre heureux, ici même, en t’offrant le lotus de son cœur.
Quand pourrai-je vivre sur le mont Kailâsha, dans la salle d’or et d’émeraudes, en compagnie de ton escorte, en ta présence, ô Shambhu, et mains jointes sur ma tête, t’appeler : «Ô toi partout étendu, ô toi uni à la déesse, ô maître, ô suprême Shiva, protège-moi! … Quand pourrai-je vivre des millions d’années de Brahmâ, comme s’il ne s’agissait que de secondes? …
De même que les graines s’attachent d’elles-mêmes à l’arbre ankola, l’aiguille à l’aimant, la femme vertueuse à son mari, la liane à l’arbre et le fleuve à l’océan; si de même le flot de l’esprit atteint les pieds du lotus du Seigneur des âmes et demeure en eux pour toujours, c’est cela qu’on appelle : dévotion.
Ô Shambhu! … Tes pieds dont habitués à marcher sur les pétales de lotus de l’esprit des ascètes. Comment peuvent-ils alors donner des coups dans la porte qu’est la poitrine dure du dieu de la mort (Yama)! Tes pieds sont très doux. Mon esprit médite. Ô Seigneur fais en sorte que tes pieds apparaissent dans le champ de mon regard. Je les prendrai dans mes mains.
Il n’y a pas la plus petite trace de bonheur à adorer des dieux qui sont sujets à la naissance et à la mort; il n’y a pas de doute là-dessus. Ceux qui adorent le Seigneur de Pârvatî qui n’est jamais né, qui est donc éternel, sont bénis en vérité, car ils connaissent la joie suprême.
Ô Shambhu! … Assez de louanges. Je ne parle pas mensongèrement. Au moment d’énumérer ceux qui sont dignes d’être adorés, tes serviteurs, Brahmâ et tous les autres dieux savent que tu es le premier. Essayant d’établir quel est le plus éminent parmi les grands, les dieux balayés comme la balle du grain savent que Tu es le fruit suprême.
Shankara, Shivânandalahari 3-9-24-61-79-83-100, dans Shankara et le Vedânta,
Trad. fr. P. Martin-Dubost, Paris, Le Seuil, 1973, p. 122-123.