Serait-ce parce que les événements du mois de janvier ont été particulièrement éprouvants? Nous avons choisi de vous présenter cette fois-ci un éditorial plus léger. Il nous encouragera à ne pas sombrer dans le pessimisme ou l’indifférence devant ce dont nous avons tous été témoins. Nous vous parlerons de Marie et de Lise, deux femmes que nous avons eu la chance de connaître dans l’exercice de nos professions respectives.
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Il y a quelques années, je me voyais attribuer, comme travailleuse sociale, le cas d’une mère monoparentale qui était suivie au programme de santé mentale. Je me revois la première fois chez elle : l’appartement était sombre, petit et très encombré. Marie était devant moi, extrêmement méfiante. Elle n’avait rencontré jusque-là que des personnes qui, après quelques temps, l’avaient laissée tomber. Blessée, elle n’osait plus faire confiance à personne et elle passait ses journées seule, avec son animal, une chatte, aussi méfiante que sa maîtresse. Cette chatte était sa véritable raison de vivre. Marie s’était vue en effet enlever sa fille, alors qu’elle était encore toute jeune.
Avec le temps et beaucoup de patience, la relation s’est établie avec Marie. Une relation souvent conflictuelle, car Marie me mettait au défi et testait mes limites en tant qu’intervenante. Je la voyais faire; je comprenais ses comportements qui me mettaient cruellement en échec, mais je persistais malgré tout, comprenant que si je jouais son jeu, je ne ferais que lui confirmer ce qu’elle était convaincue d’être, « une moins que rien ». Petit à petit, Marie a commencé à me faire confiance et surtout à accepter d’être un peu plus chaque jour ce que je voyais en elle : une jeune femme intelligente, douée d’une grande sensibilité, avec un cœur fait pour aimer. Le chemin a été long et difficile tant les résistances étaient grandes, mais un jour, cette femme est devenue assez forte pour mieux comprendre sa maladie et mieux la contrôler; elle acceptait de faire à nouveau confiance. Ses progrès n’ont jamais cessé depuis. La relation que nous avions construite avait servi de base à la reconstruction, encore bien fragile, de sa personne. Ensemble, nous avons préparé le moment où j’allais quitter le suivi et elle a su faire face à la séparation avec brio, pour accepter de faire un nouveau bout de chemin avec une autre intervenante.
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Comme prêtre et accompagnateur spirituel, je chemine depuis deux ans déjà avec un groupe. Des cas difficiles se présentent souvent à moi. Je me rappelle comment était Lise dans les premières entrevues que j’ai vécues avec elle. Une femme stressée, apeurée devant ce qui lui arrivait. Son rapport avec ses deux garçons lui causait bien du souci. Seule, sans conjoint, elle se trouvait démunie devant ses responsabilités maternelles. Au seuil de l’adolescence, ses garçons, comme bien des jeunes de leur âge, se faisaient un malin plaisir de s’opposer à leur mère. Pourtant, Lise faisait tout pour eux et se sentait coupable de son échec. Que de fois je l’ai accueillie découragée, en colère, mettant la faute sur le diable, croyant que ses jeunes, et peut-être elle-même, étaient sous influence satanique. Par contre, la foi chrétienne était pour elle une valeur très importante. Malheureusement sa pensée religieuse était biaisée par sa détresse et son ressentiment.
Au début j’étais découragé, me sentant moi-même démuni devant le problème. Rien à faire. Lise avait toutes les réponses et ses idées étaient bien arrêtées. Comment pouvais-je l’aider? Il a fallu beaucoup de temps et de nombreuses rencontres, souvent tumultueuses, pour arriver à créer un climat de confiance. Il fallait lui permettre d’exprimer sa détresse, en des étapes successives, d’intensité variable, mais avec de plus en plus de profondeur. C’est ainsi qu’elle a pu mieux objectiver son état et modifier ses perceptions. La voilà devenue plus réaliste devant sa situation et engagée dans le sens d’une foi authentique et bien vivante.
Aujourd’hui, Lise se tient devant moi et les autres avec assurance. Elle est debout. À travers notre démarche s’est engagé pour elle un processus d’intégration sociale qui la rend plus apte à prendre sa place dans le groupe ; je parie qu’elle pourra, un jour, vivre avec d’autres le rôle d’écoute et de renforcement que j’ai voulu vivre avec elle.
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Marie, Lise, des noms parmi d’autres ou des personnes avec un nom? À travers ces deux exemples, nous voulions simplement insister sur l’importance d’une présence significative dans la vie de quelqu’un. C’est petit, certes, mais ce qu’on y gagne est infiniment précieux, d’un côté comme dans l’autre.
À plus grande échelle, nous voulons croire que la qualité des rapports entre les personnes fait toute la différence et qu’elle peut produire des effets surprenants, indépendamment de leur confession religieuse et de leur culture. Aucune formation intellectuelle n’est requise dans un tel processus, même si cela peut aider; il suffit de veiller sur la qualité de notre relation à l’autre.
Ces deux exemples prouvent que nous pouvons faire beaucoup avec peu. Pas besoin d’armes qui tuent, de caricatures qui humilient et stigmatisent, pas besoin de tortures et de menaces qui privent de liberté. Il suffit d’être là et de tendre l’oreille vers celui qui crie ou gémit. Dans le présent contexte international qui nous dépasse et nous décourage, n’y-a-t-il pas là une piste qui nous dit que oui, nous pouvons faire toute la différence ?
Anne Saulnier et Jacques Marcotte, OP
En collaboration
Québec, QC