Maître de conférences aux universités de Lille et d’Avignon de 2007 à 2013, membre du comité de rédaction de la Revue des sciences philosophiques et théologiques et de la Revue d’histoire de l’Église de France, Guillaume Cuchet a soutenu en 2002 une thèse de doctorat sur l’histoire religieuse contemporaine : Le crépuscule du purgatoire dans la culture et la société françaises, 1850-1930.
L’intérêt de Gustave Cuchet pour la religion est ancien et remonte aux premières années de sa scolarité. « Je me suis souvent demandé quelle était la meilleure position philosophique personnelle pour faire potentiellement de la bonne histoire religieuse. » La question était inévitable pour qui s’intéresse aux contenus vécus de la foi et à leurs variations. « Pour faire l’histoire d’une religion, disait Renan, il faut en quelque sorte ne plus y croire, mais il faut y avoir cru ».
« En ce qui me concerne, poursuit Cuchet, j’ai reçu une éducation catholique complète mais assez superficielle et de type bourgeoise, elle ne m’a guère laissé d’impressions fortes. J’ai cependant une vraie sympathie pour le christianisme et je crois que nous aurions beaucoup à perdre s’il devait disparaître complètement. J’ai souvent entendu mon père, modeste historien du dimanche, dire que maintenant qu’on était sorti de la religion, on allait enfin pouvoir en faire l’histoire. »
« Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion ». Le titre constitue de soi un défi de taille. L’histoire même de la rédaction bien qu’étalée sur plusieurs années permet d’apprécier l’honnêteté avec laquelle l’auteur a abordé son sujet. D’un premier jet, Gustave Cuchet trace l’itinéraire de la croyance et de l’histoire religieuse contemporaines. Le tout lui fait l’impression d’un soleil couchant, voire même d’une rupture, malgré le Concile Vatican II soucieux de relancer la divine aventure de la foi en notre temps. Gustave Cuchet avoue en toute humilité avoir abordé le sujet avec intérêt mais sans enthousiasme excessif. « Ce qui me poussa du côté de l’historiographie est banal: le goût de la lecture, la nécessité de connaître les antécédents de mes dossiers, une propension à penser après les grands auteurs et aller à l’essentiel. Plus encore, mon intérêt pour les ruptures religieuses du XXe siècle. »
Étienne Fouilloux, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Lumière-Lyon II où il a dirigé le Centre d’histoire religieuse André-Latreille, exprimait sa crainte de voir l’histoire religieuse contemporaine, après une grande période de prospérité, succomber à deux tentations connexes. La première était celle de la re-confessionnalisation en lien avec le tournant conservateur du Magister catholique; la seconde était la réhabilitation de la religion du XIXe siècle, retour en arrière on ne peut plus sujet à caution. Abordée en 2011, cette recherche religieuse en histoire a connu ses limites. Certains auteurs ont tenté de faire le point sur l’état de l’histoire religieuse contemporaine en France. Commençait alors à se faire sentir les premiers effets de ce que Danielle Hervieu-Léger appelait l’exculturation du catholicisme dans la société française.
En 1989 le rapport Joutard soulignait la nécessité de remédier à l’inculturation religieuse des élèves en donnant une place plus importante à l’histoire des religions. Enfin, la tyrannie des chiffres, puisque l’on s’en tenait presque exclusivement à ces données, sans négliger pour autant les rapports de visites épiscopales, s’exerçait sur des objets tels que la pratique pascale et dominicale, le livre religieux, les messes pour les morts et les congrégations féminines.
À l’origine de l’histoire religieuse, le public se recrutait souvent parmi les courants progressistes du catholicisme français alors majoritaires pour lesquels elle était une façon de poursuivre l’aggiornamento conciliaire. Or ce public est aujourd’hui largement disparu du fait de l’âge, l’échec de la transmission et le fait que les enfants n’aient plus les mêmes problèmes. On a affaire à des Église diminuées et affaiblies, moins en attente que par le passé d’histoire religieuse et de recherches de fond, mais davantage tournées vers les recettes apostoliques en usage dans les religions qui marchent. Dans le monde contemporain, ce sont surtout les formes charismatiques, fondamentalistes ou traditionalistes des religions qui gagnent du terrain. Le sentiment que la rupture avec le passé est si profond et les choses changent si vite que l’histoire ne peut être d’un grand secours pour faire face aux enjeux spirituels du monde contemporain.
La rupture religieuse des années 1965 à 1980 semble être pour l’avenir le fait majeur qui relativise tous les autres. L’idée de rupture vient de ce qu’elle a été préparée de longue durée et qu’elle est si profonde que le passé même rapproché ne peut nous être d’un grand secours pour la résoudre. Faire de l’histoire religieuse aujourd’hui, c’est d’abord comprendre et historiciser cette rupture à la fois religieuse et sociale ou culturelle. Tout le monde voyait bien que la religion avait changé, mais il était difficile de dire ce qui de la mutation religieuse ou celle socio culturelle avait été le plus déterminant. Chacun s’accuse mutuellement d’avoir provoqué la catastrophe.
Cette rupture par rapport à celle du passé a été également une rupture du croyable, rupture active quand à la forme de l’institution, et passive en ce qui concerne l’érosion des croyances. On est passé selon Yves Lambert (1963-1964) de la religion par cœur à la religion du cœur. On oublie trop souvent à quel point par le passé, le sentiment du devoir, l’habitude et la peur de l’enfer avaient été des motivations pratiques normales.
Concernant les effets déchristianisant de l’exode rural, le schéma porte sur trois générations. La cessation de l’observance régulière et de la dévotion caractérisent la première génération. Apparaissent dans la deuxième génération, les premiers enfants non baptisés qui deviennent la règle dans la troisième. Comment la société française, l’une des plus sécularisées du monde, si profondément façonnée dans le passé par le catholicisme, peut-elle être ainsi très largement sortie, au sens où Marcel Gauchet parle de sortie de la religion ?
Au-delà des comptes rendus, ressourcement quotidien de l’historiographe, quatre personnages ont particulièrement suscité l’intérêt et balisé la démarche de Guillaume Cuchet: Fernand Boulard et le limites de la sociologie religieuse classique, Jean Delumeau et la pastorale de la peur, Claude Langlois et l’influence de Thérèse de l’Enfant Jésus et enfin Albert de Broglie, tenant du naturalisme historique et son opposant, dom Géranger, osb..
Selon Fernand Boulard, auteur de l’ « Atlas de la pratique religieuse des catholiques en France », à partir de l’observation de la pratique dominicale, une rupture s’est faite progressivement de 1968 à 1972. Alors que pour le XIXe siècle, le trait marquant était la pratique dominicale, beaucoup avaient tendance à s’en désintéresser n’y voyant rien de plus qu’un indice superficiel de christianité. Ce n’est pas un hasard si déjà, dès 1967, les évêques avaient autorisé la célébration de messes dominicales dès le samedi afin de rendre la pratique plus facile et plus souple. Ils évoquaient alors la plus grande mobilité des ouailles. Une enquête menée en 1953 par le clergé auprès des fidèles sur leurs raisons de pratiquer leur religion mettaient en évidence trois motifs: le devoir, l’habitude et la peur de l’enfer.
Delumeau, un des représentants les plus en vue de l’histoire des mentalités religieuses. Pour lui, la « Religion de la peur » a marqué la période allant de la fin du Moyen-âge au XVIIIe siècle, plus particulièrement les XVIe et XVIIe siècles. En bref croyait-on, il valait mieux aller à Dieu par la peur que de ne pas y aller du tout. Cependant, la « pastorale de la peur » était plus qu’une simple pastorale, mais une théologie vécue au plus haut sommet dans l’église. Elle se présentait comme une médication héroïque, rude, traumatisante. Mais à force de faire peur aux gens, de les contraindre, de les traumatiser, ne les aurait-on pas dégouter de la religion ? Soit disant, facteur important de déchristianisation, pour certains, la « pastorale de la peur » n’a jamais existé, c’est de la littérature, ou encore elle a existé jusque vers 1830 alors qu’elle s’est soldée par une explosion d’anticléricalisme dû aux excès de cette pastorale. La « pastorale de la peur » eut comme effet de provoquer maintes crises de sortie de la religion.
De 1830 à 1860, on est passé du Dieu terrible au Dieu d’amour, et ce, grâce au renouvellement des générations sacerdotales, romanisation du clergé et l’échec apparent des missions. Mais il faudra attendre à la fin du siècle pour assister à ce tournant décisif avec Thérèse de l’Enfant Jésus, Charles de Foucauld et Charles Péguy. Selon Claude Langlois, la carmélite de Lisieux était en avance sur la théologie de son temps. Précédemment, on assistait progressivement à une dégénérescence de la « pastorale de la peur » dont le rigorisme était compensé par multiplication des dévotions. Pour Thérèse de l’Enfant Jésus, la justice de Dieu, motivation de la peur, était une modalité de sa miséricorde. Le succès extraordinaire de l’« Histoire d’une âme » prouve que les contemporains se sont reconnus en elle, toute carmélite fut-elle, et dans l’image de Dieu qu’elle leur présentait. Thérèse de l’Enfant Jésus fut l’un des grands écrivains spirituels de la modernité.
Enfin, dans un collectif paru en 1999, « L’histoire du christianisme et progrès de la méthode historique », Albert de Broglie et Prosper Guéranger se sont opposés sur la question de la présence et de l’action de Dieu dans l’histoire. Le contraste est incontournable entre les positions de De Broglie et dom Géranger, moine intransigeant et mystique, alors que le premier est grand seigneur, libéral et catholique raisonnable. Le naturalisme historique de De Broglie finit par s’imposer chez les historiens catholiques. Dieu cesse d’être un personnage de l’histoire comme il pouvait l’être pour Bossuet. Son promoteur reçut un accueil très favorable. La critique la plus vive vint de dom Guéranger, osb. : « Essai sur le naturalisme contemporain ». Si Dieu est un acteur de l’histoire, argumentait De Broglie, quelles sont les modalités de son action et comment lui faire sa place dans l’histoire des historiens. Ce naturalisme historique remplace systématiquement dans l’écriture de l’histoire les causes surnaturelles par des causes naturelles. C’est le désenchantement de l’histoire religieuse. Pour dom Guéranger, au contraire, telle lecture excluait toute intervention divine dans l’histoire et ne voulait y retrouver que des causes et effets naturels. Pour Guéranger l’action divine est égale dans le temps, toujours actuelle, inattendue. Les apparitions de Lourdes 1858 ont trouvé oreille attentive, on assista alors à une sorte de réenchantement de la piété catholique. Si pour De Broglie, l’action divine était moins fréquente, plus discrète dans la direction providentielle de l’histoire, pour Guéranger, l’histoire de l’Église est une sorte de catéchisme illustré. En somme, pour De Broglie, Dieu est acteur de l’histoire mais moins visible que pour dom Géranger.
Au terme de cette lecture, nous devrons sans doute retourner à la « petite école de la foi » et faire de la question des premiers disciples « Seigneur, où demeures-tu ? » la motivation fondamentale de tout engament chrétien au quotidien. Une foi vive ne cesse de s’interroger face à la non-évidence.
Jacques Sylvestre, o.p.
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Guillaume Cuchet. Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion. Publications de la Sorbonne. Collection « Itinéraires » – 4. 2013