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Témoins du Christ,

Responsable de la chronique : Marius Dion, o.p.
Témoins du Christ

Témoignage d’un jésuite en usine

Imprimer Par Égide Van Broeckhoven

Égide Van BROECKHOVEN est né en Belgique en 1933. Après sa formation comme jésuite, il s’oriente résolument vers l’apostolat de pure amitié auprès des plus délaissés : il s’établit en 1965, à proximité de la gare du Midi à Bruxelles, dans un quartier de travailleurs étrangers et travaille en usine où la mort vient le prendre accidentellement au matin du 28 décembre 1967.

Dans son journal, un encadré (avant la date du 17 mai 1967) répond à la question : « Pourquoi je me suis mis à travailler à l’usine ».

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Lorsque j’essaie de me rappeler comment m’est venue l’idée d’aller à l’usine, je dois avouer que ce qui m’a attiré tout d’abord, c’est la réalité des déchristianisés dans les grandes villes. Ce n’est qu’après coup que j’ai découvert, par le Père G et par l’apostolat de quartier, comme une préférence profondément évangélique, l’attrait pour les pauvres, pour les petites gens. Ayant opté pour ce milieu, je me suis posé la question : Que faut-il au fond que nous allions faire là-bas ? La réponse est évidente : établir le Royaume de Dieu, apporter la Bonne Nouvelle.

Et je me suis dit alors : l’essence du Royaume de Dieu, c’est l’Amour. Il faut donc que le commencement et la fin de l’apostolat soit l’Amour. Nous ne devons pas en premier lieu proclamer l’histoire du salut envoyé par Dieu, mais avant tout être nous-mêmes un morceau de cette histoire. L’Église doit devenir en nous la réalité tangible de l’Amour de Dieu pour le monde concret d’aujourd’hui. Or la seule manière d’aller vraiment vers cette masse de pauvres devenus si étrangers à l’Église, et la seule manière de les aimer, c’est de devenir comme l’un d’entre eux (comme le Christ nous en a donné l’exemple le tout premier) ; nous devons donc aller travailler comme eux, ne compter pour rien, être démunis de tout, comme eux le sont.

C’est ce que j’ai découvert lorsque j’ai été congédié et que Bruno, un des plus pauvres, m’a dit : « Égide, si tu es dans le pétrin, tu peux toujours compter sur moi ; tu viens habiter chez moi jusqu’à ce que tu aies trouvé du travail ». J’étais maintenant à son niveau, totalement accessible, parce que je subissais le même sort que tant d’autres de ses compagnons. C’est pour ce motif que le Christ a voulu devenir le dernier de tous ; autrement les petits ne seraient jamais parvenus à l’aimer vraiment. Celui qui s’élève au-dessus d’un autre ne peut être aimé vraiment.

Un autre mobile qui m’a poussé vers cette vie, a été un grand désir de Dieu, et Dieu ai-je pensé, ne peut être rencontré que dans la réalité du monde d’aujourd’hui, de préférence parmi les plus pauvres. On ne peut le trouver dans des cadres artificiels, mais il est là où le monde doit être racheté ; là il est certainement présent et il vit dans l’amitié que nous donnons, mais surtout dans l’amitié que nous recevons de tous ces gens au milieu desquels nous allons vivre.

Après coup, à ces deux motifs se sont ajoutés des motifs issus de la vie même et qui m’ont attaché encore davantage à celle-ci. Tout d’abord une grande préoccupation de l’Église : lorsque nous prenons conscience de cette situation paradoxal que la Bonne Nouvelle est faite pour les pauvres et que les pauvres ne la reçoivent pas malgré la générosité de tant de prêtres, alors que nous ne pouvons plus dormir tranquilles : il s’agit ici pour l’Église d’une question de vie ou de mort. Je pense pour ma part que l’Église, elle, doit être évangélisée par les pauvres, par les petits. Lorsque nous lisons dans l’Évangile : « Le Royaume de Dieu est parmi vous, car la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres », la question cruciale à poser n’est-elle pas la suivant : si l’Évangile n’est plus annoncé aux pauvres, peut-on bien dire encore que le Royaume de Dieu est parmi nous ?

Un second motif qui m’attache aux gens avec lesquels je travaille est la découverte de l’injustice sociale dans tous ses aspects bien concrets. L’Église continue d’être compromise avec les capitalistes et il faut que cela change : il faut qu’elle courre le risque de s’engager au service de la classe sociale des faibles.

En troisième lieu, c’est ici que j’ai appris à comprendre certains aspects de la vie du prêtre. Ainsi par exemple le texte du Bon Pasteur : « Je connais les miens et le miens me connaissent ». C’est là une réalité qu’il m’est possible de vivre dans la vie que je mène. Et enfin, voici ce qui m’attache encore le plus à cette vie et ce qui résume tout le reste :

parce que je suis devenu, très concrètement, l’ami de tous ces pauvres, de ces travailleurs, de ces petites gens qui se sentent délaissés par l’Eglise, par leurs pasteurs ;

parce que j’ai noué des rapports d’amitié avec les plus pauvres parmi eux, musulmans, orthodoxes, déracinés – avec ce neuf ouvriers congédiés la semaine passée ;

et parce que je me sens concrètement, par ces hommes-là, relié à toute la masse des pauvres, des petits, des déchristianisé ;

puisque cette amitié concrète et totale est, selon mmoi et pour moi, le seul chemin authentique, parfois pénible, mais toujours très consolant, par lequel le Royaume de Dieu grandit dans ce monde maintenant ;

il ne m’est plus possible, il ne m’est plus permis de revenir sur le choix que j’ai fait d’être prêtre-ouvrier.

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Égide van BROECKHOVEN, Journal spirituel d’un jésuite en usine. Du temps des études au temps du travail, présenté par Georges NEEFS, s.j., Coll. Christus, N°43 – Essais, Desclée de Brouwer, 1976, pp. 342-344.

 

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