Épictète, philosophe stoïcien du premier siècle, propose à ses disciples un chemin de vie, une sagesse qui ouvre sur le bonheur. Tout son effort tend à libérer l’homme et par là, à lui procurer le bonheur. Cette liberté qu’il prêche inlassablement est uniquement intérieure et se réalisera quand l’âme pensera droitement d’elle-même, du monde, de Dieu. Celui qui aspire à la sagesse doit apprendre qu’il y a un Dieu, que sa providence s’étend à tout l’univers, que rien ne lui échappe, ni ses actions, ni ses sentiment; il lui faut ensuite se faire une idée exacte de la divinité, pour s’assimiler à elle dans la mesure du possible car c’est à l’imitation de Dieu que l’homme doit tout dire et tout faire.
– Ne veux-tu pas être enfin sevré comme les enfants et prendre une nourriture plus forte sans pleurer après mamans et nourrices, lamentations de vieilles femmes?
– Mais en les quittant, je vais leur faire de la peine.
– Toi, de la peine à elles? Qu’as-tu donc à faire? Rejette ce jugement, et elles de leur côté, si elles veulent bien faire, rejetteront le leur. Sinon, ce sera leur faute si elles se lamentent. Homme, comme dit le proverbe, n’hésite pas à perdre la tête pour le bonheur, pour la liberté, pour la magnanimité. Relève enfin la tête comme un homme libéré de la servitude; ose élever ton regard vers Dieu et lui dire : «Sers-toi de moi désormais à ta guise : mes pensées sont les tiennes, je suis à toi; je ne refuse rien de ce qui te semble bon; conduis-moi où tu veux; je ne refuse rien de ce qui te semble bon; conduis-moi où tu veux; revêts-moi du costume qui te plaît. Veux-tu que je sois dans les charges, que je vive comme un simple particulier, que je reste, que je parte en exil, que je sois pauvre, que je sois riche? Je te justifierai de tout devant les hommes; je montrerai quelle est la vraie nature de chacune de ces choses.» Non, ne le fais pas, mais va t’asseoir dans une étable à bœufs et attends que ta maman vienne te gaver. Si Héraclès fût demeuré chez lui au milieu des siens, qu’eût-il été? Un Eurystée et nullement un Héraclès. Eh bien! En parcourant le monde, que de relations il s’est créées, que d’amis il s’est faits! Mais il n’avait pas de plus intime ami que Dieu. Aussi a-t-il passé pour fils de Dieu, et il l’était. C’est donc pour lui obéir qu’il parcourait la terre, la purifiant de l’injustice et de l’iniquité.
– Mais tu n’es pas Héraclès et tu ne peux purifier les autres de leurs maux; mais tu n’es pas Thésée non plus pour pouvoir purifier l’Attique des siens. Purifie-toi des tiens propres. En conséquence, chasse de ta pensée, au lieu d’un Procuste et d’un Skiron, le chagrin, la crainte, le désir, l’envie, la malveillance, l’avarice, la mollesse, l’intempérance. Et tout cela, il n’y a pas moyen de le chasser autrement qu’en élevant ses regards vers Dieu seul, en s’attachant à lui seul, pleinement dévoué à ses ordres. Mais, si tu désires autre chose, tu suivras avec des gémissements et des lamentations quiconque est plus fort que toi, et c’est au-dehors que tu ne cesseras de chercher le bonheur, sans jamais arriver à pouvoir être heureux : car tu le cherches là où il n’est pas, et tu négliges de le chercher là où il est.
Épictète, Entretiens, trad. J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1950, p. 160-161.