Femme laïque, Madeleine Delbrêl (1904-1964) est une mystique chrétienne française, assistante sociale, essayiste et poétesse. Convertie de l’athéisme, elle passa sa vie auprès des pauvres. Elle annonça l’Évangile à contre-courant d’un monde marqué par le marxisme et elle lutta pour des politiques sociales en conformité avec cet Évangile. Elle est souvent considérée comme l’une des personnalités spirituelles les plus importantes du xxe siècle. Sa cause de béatification a été introduite à Rome en 2004.
L’Évangile est l’annonce faite aux hommes de la possibilité d’être, dans le Christ, rendus juste. Il n’est pas l’annonce de l’établissement d’une justice humaine. Le Christ est venu rendre juste, il n’est pas venu rendre justice. Les pauvres sont évangélisés. La Bonne Nouvelle leur est portée. Il n’est pas dit : « La pauvreté sera supprimée. » Bien au contraire : « Il y aura toujours des pauvres parmi nous » (Mt 26, 11) et « Bienheureux les pauvres » (Mt 5, 3). À cause de cette béatitude, le chrétien tend à la pauvreté, pourquoi tendrait-il à vouloir par amour l’enlever aux autres, ou à faire de la suppression de cette pauvreté la condition du salut ?
Évangéliser les pauvres ce n’est pas les enrichir ou penser que l’évangélisation est conditionnée par un enrichissement préalable. Cela est à l’encontre de toute l’histoire du Christ dans le monde. Jamais l’Évangile n’a été repoussé à cause de la pauvreté ou de la misère, depuis les esclaves de Rome, les « dockers » de Corinthe jusqu’aux camps d’Allemagne. C’est la richesse de ceux qui ont à annoncer l’Évangile qui peut empêcher sa diffusion, ce sont les chrétiens « riches », de quelque façon que ce soit. Il faut, pour annoncer l’Évangile, s’appauvrir soi-même. Ce n’est pas un monde pauvre qui fait obstacle à l’expansion de l’Évangile, mais des secteurs riches de l’Église.
Prêcher l’Évangile : la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu et non celle d’un meilleur monde. Nous ne devons pas oublier le « sens unique » du salut qui ne peut venir que de Dieu par le Christ. Il ne faut pas mêler l’Évangile du salut aux recettes de bonheur que le monde charrie. Il ne faut pas reconnaître au monde la paternité de certaines idées-forces, qui sont en réalité des parcelles d’Évangile séparées de leur contexte et prises en charge par des secteurs humains. Il ne faut pas souder le message du Christ à d’autres messages, en faire un élément du salut de l’homme par l’homme, mettre l’Évangile au service de cause qui ne sont pas purement et simplement celles du salut.
L’Évangile nous crie d’un bout à l’autre que Dieu seul est, que le monde ne produit par lui-même ni vie, ni vérité, ni amour. Le Royaume des cieux est l’amour personnel, dans le Christ, de Dieu pour chacun d’entre nous et de chacun d’entre nous pour chacun des autres. C’est à travers l’amour de chacun que nous pouvons aimer l’humanité. L’Évangile c’est chacun qui doit le recevoir. Le salut n’est pas une abstraction collective.
Le monde, lui, oscille entre deux pôles où « chacun » est sacrifié à une abstraction. Parce que le capitalisme égoïste rejette pratiquement au nom du bien-être de quelques-uns tous les autres dans une misère collective; parce que le marxisme, au nom d’un mieux-être collectif, rejette les « pas d’accord » dans une autre misère, nous risquons de perdre le sens de ce que l’évangélisation et le salut ont de singulier.
Le Royaume de Dieu c’est la rencontre de Dieu et d’une humanité composée de un, plus un, plus un. Il ne surgit pas d’une masse anonyme, mais il est reçu par Pierre, Jacques, Jean.
Le Royaume de Dieu ce n’est pas l’amour du monde, mais celui des hommes. Le monde n’est pas une réalité absolue : il est un relatif, un possible sans cesse modifié par le jeu des forces bonnes et mauvaises de tous les cœurs de tous les hommes.
L’Évangile du Royaume nous dit que le monde est sans importance. Ce sont les hommes qui sont importants, car il est ce qu’ils sont. Le monde, ce sont les vivants de chaque jour qui le font et le défont. Ce n’est pas en travaillant au monde qu’on le rendra meilleur : c’est chaque homme meilleur qui fait un meilleur monde.