1 Prière, de Moïse, l’homme de Dieu.
D’âge en âge, Seigneur, tu as été notre refuge.
2 Avant que naissent les montagnes, que tu enfantes la terre et le monde,
de toujours à toujours, toi, tu es Dieu.
3 Tu fais retourner l’homme à la poussière; tu as dit : « Retournez, fils d’Adam! »
4 À tes yeux, mille ans sont comme hier, c’est un jour qui s’en va, une heure dans la nuit.
5 Tu les as balayés : ce n’est qu’un songe; dès le matin, c’est une herbe changeante :
6 elle fleurit le matin, elle change; le soir, elle est fanée, desséchée.
7 Nous voici anéantis par ta colère; ta fureur nous épouvante :
8 tu étales nos fautes devant toi, nos secrets à la lumière de ta face.
9 Sous tes fureurs tous nos jours s’enfuient, nos années s’évanouissent dans un souffle.
10 Le nombre de nos années? soixante-dix, quatre-vingts pour les plus vigoureux!
Leur plus grand nombre n’est que peine et misère; elles s’enfuient, nous nous envolons.
11 Qui comprendra la force de ta colère? Qui peut t’adorer dans tes fureurs?
12 Apprends-nous la vraie mesure de nos jours : que nos cœurs pénètrent la sagesse.
13 Reviens, Seigneur, pourquoi tarder? Ravise-toi par égard pour tes serviteurs.
14 Rassasie-nous de ton amour au matin, que nous passions nos jours dans la joie et les chants.
15 Rends-nous en joies tes jours de châtiment et les années où nous connaissions le malheur.
16 Fais connaître ton œuvre à tes serviteurs et ta splendeur à leurs fils.
17 Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu!
Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains; oui, consolide l’ouvrage de nos mains.
Au début du quatrième livre du psautier , le Ps 90 met en présence, d’un côté, l’éternité de Dieu et, de l’autre, la vie humaine brève et difficile. Mais au lieu de pousser l’homme au désespoir, le psaume vise plutôt à le pousser à se jeter en Dieu; au lieu de l’illusion, le psalmiste demande la sagesse qui saura tirer le meilleur parti possible du bref passage de l’homme sur cette terre.
L’étude du genre littéraire a fait dire que le Ps 90 était un psaume mixte, avec des éléments de sagesse (méditation sur l’éternité de Dieu et la brièveté de la vie humaine aux v. 2-12) et des éléments de supplication collective (demande du secours divin face au sort de l’homme aux v. 13-17). C’est pourquoi on a cru que le psaume était formé de l’addition de deux poèmes antérieurs. Cependant, même s’il doit beaucoup à la sagesse, ce psaume doit être classé parmi les supplications collectives car tous les éléments de la supplication s’y trouvent : 1- appel à Dieu (v. 1-2); 2- supplication et description de la crise (v. 3-10); 3- demande d’intervention divine (v. 11-16); espérance d’un avenir meilleur (v. 17). Cela dit, rien n’empêche qu’il s’agisse d’un psaume de supplication particulier dans lequel il y ait des éléments sapientiels. Même l’ennemi contre lequel on demande l’intervention divine n’est pas un ennemi habituel, puisqu’il s’agit de la mort… Le psaume explique la brièveté de la vie humaine comme un jugement de Dieu, ce qui a fait dire à certains, dans la ligne du livre de Job, que l’ennemi n’est autre que Dieu lui-même, ce qui est sans doute excessif. De plus, il est remarquable que, contrairement aux psaumes de supplication habituels, on n’y demande pas la fin des maux ou la destruction des ennemis mais la sagesse de gérer la crise ou de « vivre avec l’ennemi ».
La structure du poème découle de ce que nous venons de dire. Après l’introduction (v. 1-2), la première partie est une méditation sur la brièveté de la vie (v. 3-10), d’abord sous l’angle du temps (v. 3-6), puis sous l’angle de la cause, c’est-à-dire le péché (v. 7-10). Les questions des v. 11-12 ont une fonction de charnière ou de pivot entre les deux parties. Viennent ensuite la supplication comme telle (v. 13-16), puis la conclusion (v. 17).
Commentons quelques versets. Le titre est unique dans le psautier, le Ps 90 étant le seul attribué à Moïse, peut-être à cause des contacts avec Gn ou Dt 32. Dès le v. 1, le Seigneur est invoqué comme un « refuge » ce qui prépare les versets suivants sur la fugacité de la vie humaine. Le v. 2 affirme l’antériorité de Dieu par rapport au monde (Ps 93,2; 102,26-28; Ha 1,12), avant les montagnes, qui étaient considérées comme l’élément le plus solide de la terre qui la maintenait fixée au fond de l’abîme (Jb 15,7; 38,6; Ps 65,7; 102,26; 104,8). Il y a ici une évocation du mythe ancien de la terre mère qui enfante les montagnes antiques (Jb 38,8.29; Ps 139,13.15; Pr 8,24-29). En contraste avec l’éternité de Dieu affirmée au verset précédent, le v. 3 parle maintenant de la brièveté de la vie des humains, à qui Dieu ordonne : « retournez! » Cet ordre a reçu deux interprétations. Soit l’application de la sentence par laquelle Dieu a fait retourner l’homme à la poussière d’où il avait été tiré, soit l’évocation de la conversion ou du « retour » à Dieu. Cette dernière hypothèse est sans doute la meilleure en lien avec le v. 13 « reviens, Seigneur! », d’autant plus que le psaume n’emploie pas le même mot hébreu que le récit de la Genèse pour « poussière ». Le v. 4 insiste encore sur le contraste entre l’éternité de Dieu et la brièveté de la vie humaine. Aux yeux de l’homme, mille ans représentent beaucoup de temps alors que, pour Dieu, c’est comme la journée d’hier à peine passée ou comme une veille de la nuit. On se souvient, en effet, que la nuit se divisait en trois veilles (Jg 7,19; 1 S 11,11). Le v. 5 est difficile, littéralement « tu les emportes rêve ». On aurait donc encore, d’un côté, la tempête qui arrache tout, et, de l’autre, l’éphémère du rêve (Jb 20,8; Ps 73,20; Si 34,1-7). Dieu emporte les humains comme fétus de paille dans l’ouragan. Quant à la comparaison de l’herbe (v. 5b-6), elle est fréquente dans la Bible (Jb 14,1-3; Ps 37,2; 102,12; 103,15-16; Si 14,18; Is 40,6-8), dans un pays où le soleil brûle tout ce qui a rapidement poussé après la pluie. Il s’agit encore de montrer la fragilité de l’homme face à Dieu.
Aux v. 7-10, on a encore à la confrontation de Dieu avec l’homme, mais c’est la colère de Dieu qui s’oppose désormais au péché de l’homme. On passe de la troisième personne du pluriel à la première personne du pluriel. Le v. 7 représente la colère divine en plein travail de destruction! Comme la chaleur du soleil dessèche les plantes, la colère de Dieu brûle comme un feu. C’est plutôt ce verset qui évoquerait le décret divin condamnant l’homme à retourner à la terre d’où il a été tiré (Gn 2,7; 3,19; Jb 10,9; 34,15; Ps 104,29; 146,4; Qo 3,20; 12,7). Les v. 8-9 considèrent les péchés de l’homme comme la cause du châtiment divin (Gn 6,13). Tel un grand inquisiteur, Dieu a sous les yeux tous les péchés des hommes et tous leurs secrets (Ps 19,13; 44,22; 51,3-7). Le v. 10 se permet même un calcul. De cette situation difficile, il résulte que la vie humaine ne dure guère que 70 ans; tout au plus 80 pour les plus vigoureux (Gn 6,3; Si 18,8-9). Quoi qu’il en soit, la plupart de ces quelques années sont difficiles. Le pessimisme du psalmiste étonne. Dans cette situation, que faire?
Le v. 11 pose deux questions proches de Qohélet, qui contestent la logique de la mort développée dans les versets précédents. La première question n’est pas très claire : « Qui craint la violence de ta fureur? » En réponse, le psalmiste demande à Dieu au v. 12 de faire connaître à l’homme la vraie mesure de ses jours et de remplir son cœur de sagesse. Dès lors, les humains seront au moins capables de tirer le meilleur parti de la vie présente, aussi brève et malheureuse soit-elle. De la connaissance de la fragilité humaine procède la sagesse, qui est crainte de Dieu (Pr 1,7), qui permet d’éviter la folie de s’attacher de façon désordonnée à la vie humaine. Le psalmiste demande d’être pleinement conscient de ses limites et de sa mortalité, de sorte que la valeur de sa vie ressortira et que le « maintenant » prendra toute son importance. La sagesse du cœur demandée ici rend possible une vision du monde qui soit réaliste et sereine à la fois, même devant la mort.
Si le contraste entre Dieu et l’homme n’est pas seulement entre l’éternité et le temps, entre l’infini et le fini, mais aussi entre la sainteté et le péché, l’un étant mystérieusement lié à l’autre, le psalmiste se laisse aller à la supplication (v. 13-16). Aux réflexions plus sapientielles et, du coup, plus générales, succèdent des prières explicites au Dieu d’Israël (seule apparition du tétragramme Yhwh au v. 13) qui s’est fait connaître par ses œuvres. Les v. 14-17 étendent à tout Israël la méditation et la prière dont l’objet était l’humain. Le v. 13 commence par un premier impératif : « reviens » qui, lu avec le v. 3b, concerne à la fois le pécheur et Dieu : que le pécheur revienne dans le bon chemin, qu’il se convertisse et, de son côté, que Dieu revienne de sa colère. La formule classique « jusques à quand? » est remarquable (Ps 6,4; 13,2-3; 74,10; 80,5; 89,47). Qu’une ère nouvelle de bonheur se lève sur Israël (v. 14-15), comme le matin, l’heure par excellence des interventions divines (Ps 5,4; 30,6; 46,6; 49,15; 73,20; 143,8). Qu’Israël soit de nouveau rassasié de l’amour du Seigneur (v. 14a), qu’il passe désormais ses jours dans la jubilation (v. 14b). Que le temps passé dans la détresse lui soit rendu par autant de temps heureux (v. 15). L’œuvre de Dieu du v. 16 désigne ses grandes interventions en faveur de son peuple. Qu’elles soient connues non seulement de la génération présente mais que leur souvenir soit transmis aux âges à venir. Cela amène la conclusion du v. 17. À l’œuvre de Dieu du verset précédent correspond maintenant « l’ouvrage de nos mains ». L’expression s’entend des innombrables actions qui constituent l’ensemble de la vie du peuple.
Dans son analyse de la situation, l’auteur fait donc ressortir un certain nombre de points cruciaux : l’irréversibilité du temps (v. 4), notre communion de destin avec les plantes éphémères (v. 5-6), l’effet du péché qui augmente la caractère pénible de la mort (v. 7-8.10), le lien entre la conscience de la brièveté de la vie et l’apprentissage de la sagesse et de la crainte de Dieu (v. 12), le besoin d’expérimenter la consolation (v. 13) et la douceur de Dieu (v. 17), enfin, notre incapacité de laisser derrière nous une œuvre stable sans l’aide de Dieu (v. 17). Au Dieu éternel qui a affermi le cosmos (v. 2), le psalmiste demande d’affermir aussi le fruit de ses mains (v. 17); il demande aussi que Dieu « revienne » pour donner à l’homme un peu de répit et de bonheur (v. 13-15). Il y a dans le poème un double mouvement inverse : le premier, vers la mort, s’exprime comme un passage du matin au soir à l’exemple de la plante (v. 5-6); le second, vers la vie, s’exprime comme un passage du soir au matin (v. 14).
Si les résonances vétérotestamentaires sont nombreuses, comme nous avons montré, le Ps 90 rappelle surtout la critique décapante du livre de Qohélet, pour qui aussi les bonheurs qui jalonnent la vie sont des dons de Dieu (2,24; 3,12-13; 5,17-19; 9,7-9; 11,9). La relecture chrétienne apporte la nouveauté de la lumière du mystère pascal. Le seul moyen d’échapper à l’angoisse de la mort, c’est l’espérance en la résurrection. Si notre humanité nous entraîne inévitablement à mort, Jésus Christ nous conduit, par son mystère pascal, à la résurrection.
Fr. Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa, ON
On sait que les psaumes, probablement à l’exemple du Pentateuque, sont divisés en cinq livres : livre 1 (Ps 1–41); livre 2 (Ps 42–72); livre 3 (Ps 73–89); livre 4 (Ps 90–106); livre 5 (Ps 107-150).