François LEFORT, – dans son livre On ne piétine pas les étoiles, chronique d’une mission, Enfants du Fleuve, Ed. du Jubilé, 1999, pp. 49-51, – donne son témoignage et celui de Sœur Marthe qui fut l’une des réfugiés fuyant désespérément la guerre civile en pleine forêt équatoriale du Congo-Zaïre, en décembre 1996.
[Sœur Marthe :] Laissez-moi vous raconter mon histoire, il faut que vous m’aidiez. Je suis une petite sœur de la charité, une postulante. J’étais en vacances chez mes parents au camp de Kachucha. Au moment de l’attaque et du bombardement, comme tout le monde, j’ai fui dans la forêt ; ça a été très dur. Nous étions comme les Hébreux dans le désert. Nous avons connu une famine inimaginable. Nous devions marcher vite car les rebelles nous poursuivaient et ils ne faisaient pas de prisonniers. Ils tuaient tous ceux qui tombaient entre leurs mains, même les femmes et les enfants, surtout les femmes et les enfants.
Pendant cette longue marche, j’ai enterré mon père, j’ai enterré ma mère, j’ai enterré mes deux frères, et je me suis retrouvé seule. Je me préparais à mourir moi aussi, priant Dieu de ne pas trop souffrir quand, au détour d’un sentier dans la grande forêt, j’ai trouvé mourant de faim un bébé abandonné par sa mère. Je l’ai pris avec moi. Il m’a aidé à vivre, je l’ai aidé à vivre. Quelque temps après, j’ai trouvé un autre enfant errant, lui aussi. Il a huit ans. Il m’a suivi. Puis j’en ai trouvé un autre, puis un autre. Nous avons eu de la chance de traverser pendant quelques jours des plantations de bananes laissées à l’abandon depuis le temps de la colonisation. En chemin, j’ai trouvé d’autres enfants et je les pris avec moi. Aujourd’hui, j’en ai douze, dont deux petites filles qui n’ont pas plus de deux mois. Dieu soit loué ! Aucun n’est mort.
[Sœur Marthe reprend discrètement son souffle et continue d’une voix délicate]
Nous venons tout juste d’arriver. Nous avons fait un détour de sept cents kilomètres à pied. Regardez, j’ai les jambes tout enflées, couvertes de plaies à cause des épines empoisonnées. En approchant d’ici, nous n’avons rien trouvé à manger, pas une racine, pas une feuille de manioc ; ceux qui sont passés avant nous ont tout ramassé. Cela fait cinq jours que nous n’avons rien mangé du tout, absolument rien. Nous n’en pouvons plus ! Je vous en supplie, je vous en supplie, mon père, trouvez-nous quelque chose à manger, nous n’en pouvons plus !
[Tout le long récit de son calvaire, sœur Marthe a gardé une voix très douce et très lente, comme si elle récitait une oraison dominicale, comme si tout allait de soi. Elle a eu plus de pitié pour les autres que pour elle. C’est ce genre de petites bonnes femmes qui, à travers le monde, en se penchant sur les enfants et sur les mourants, sauvent le monde et l’Église, donnent de l’espérance là où il n’y a plus d’espoir. Je voudrais bien lui donner à manger, mais je viens justement de finir le dernier biscuit vitaminé qui me restait. Un peu honteux, je lui dis alors : « Ma sœur, je vous le promets, je n’ai rien, absolument rien ! J’ai tout donné. Par contre, moi aussi, aujourd’hui, j’ai trouvé des enfants abandonnés. J’en ai trouvé quatre. Est-ce que vous pouvez les prendre avec vous ? » Elle a encore la force d’avoir un petit sourire de madone. Elle est très belle quand elle me dit : « Bien sûr, mon père, je ne pas faire autrement ! ». Puis elle ajoute, comme un chantage : « Si vous ne nous trouvez pas rapidement à manger, nous allons bientôt tous mourir ! ».
J’ai envie d’élever une prière vers Dieu : « Quand j’aurai faim, donne-moi quelqu’un à nourrir. Quand j’aurai soif, donne-moi quelqu’un à abreuver. Quand j’aurai froid, donne-moi quelqu’un à couvrir. Quand j’aurai envie de pleurer, donne-moi quelqu’un à consoler. Quand j’aurai mal, donne-moi quelqu’un à soigner. Quand j’aurai envie d’être seul, donne-moi quelqu’un à visiter. Car c’est un plus malheureux que moi, une plus pauvre que moi, un plus petit que moi, qui me fait oublier ma faim, ma soif et ma souffrance ».
Le lendemain, je pouvais donner à chaque enfant un biscuit vitaminé, le jour suivant un autre. Par la suite, l’Unicef me donne de quoi les prendre en charge totalement. Quand j’ai quitté le camp cinq semaines après, sœur Mathilde avait recueilli cent vingt enfants. ]
Ce passage a été repris par DANIEL-ANGE, La femme. Sentinelle de l’Invisible, Sarment, Ed. du Jubilé, 2008, pp. 267-270.