Le Russe Alexandre Sokourov est sans doute le plus important cinéaste contemporain. Après Moloch, Taurus et Le Soleil, Faust a été conçu comme le dernier volet d’une tétralogie sur les dictateurs (Hitler, Lénine et Hirohito). Le personnage de cet opus, qui tient plus cette fois de la fiction que de l’histoire (un docteur Faustus aurait existé au XVIe siècle), permet à Sokourov de réaliser comme une synthèse de ses méditations précédentes sur le pouvoir et la corruption.
Le cinéaste y conserve néanmoins l’angle personnel, intime qui caractérise son approche des « monstres » de l’histoire du XXe siècle. Comme il l’a dit à Venise, où le film a remporté le Lion d’or à la Mostra : « Faust n’est pas une légende, ni un mythe, ce n’est qu’un être humain. »
Le Dr Faust est un savant du XVIe siècle allemand qui aime étudier « l’ordre de l’univers, la trajectoire des planètes, la transmutation du métal en or ». Mais pour lui, la science, c’est comme la couture pour les femmes : une occupation, une façon de remplir le vide. Car le secret de la vie lui échappe et il est las, désespéré par l’aporie à laquelle son labeur solitaire aboutit. Le médecin rationaliste semble hermétique au surnaturel, ce qui facilite le travail du Diable, qui le manipule, jusqu’à lui faire échanger son âme contre le savoir absolu et le plaisir des sens.
Sokourov fait du Méphistophélès de Goethe un usurier, Mauritius Müller, vieux monstre arborant un micro-sexe en guise de queue (ses ailes, comme il les appelle) sur un corps difforme et affaissé comme un fruit pourri. Anton Adasinskiy, clown et mime de profession, incarne génialement cet être méphitique qui renifle tout. Avec son teint blafard, ses petits gémissements, sa chorégraphie étrange et animale, il est vraiment immonde.
Dans un moyen-âge réaliste, odorant et étouffant, Sokourov nous fait déambuler comme dans un cauchemar. Au chaos intime de Faust, correspond le chaos extérieur où il erre, ballotté par l’infâme Mauritius : une atmosphère de fin du monde où l’intimité n’existe pas, où l’on se parle dessus, où l’on se heurte constamment, où les corps s’étreignent maladroitement, les foules se battent, les estomacs crient famine… « La conscience européenne voulait absolument extérioriser “la zone de culpabilité” en mettant tout sur le compte du Méphistophélès ou du Diable et déresponsabiliser ainsi l’homme, dit Sokourov. Mais nous comprenons aujourd’hui que l’homme est capable d’atteindre à un plus grand degré d’abomination que le diable lui-même. »
L’ironie de la petite histoire, c’est que Faust a été intégralement financé par des fonds publics russes, grâce à l’intervention personnelle… de Poutine !
Exercice difficile que celui de la critique d’une œuvre de Sokourov, toujours si mystérieuse et profonde. Voir un de ses films est une expérience sensuelle singulière, qui relève de la transe tranquille et lancinante, un voyage stupéfiant dans un univers plein de beautés et d’étonnantes trouvailles. On retrouve dans ce film sa pâte de plasticien hors pair : voix-off intérieure comme murmurée, images déformées, mouvements de caméra fluides, subtil accompagnement orchestral, lumière blanche assez crue, couleurs blafardes. A ce sujet, le réalisateur a déclaré : « Le traité des couleurs de Goethe et ses contributions à l’optique m’ont beaucoup aidé aussi pour le langage visuel. » Il faut rendre hommage au directeur de la photographie, le Français Bruno Delbonnel (devenu une star internationale depuis son travail, très laid, sur les films de Jeunet), qui a insisté pour que le film soit tourné en pellicule.
Pourtant Faust m’a moins ravi que d’autres films du « maître russe ». Peut-être parce que leur rythme me laissait le temps de me perdre dans leurs images-tableaux, alors qu’ici le réalisateur nous fait plutôt divaguer dans une fresque-pandémonium où ça parle beaucoup… Mais peu importe. Qui d’autre que lui peut aujourd’hui réaliser une scène comme celle de l’échange de regards amoureux entre Faust et Margarete ? Silence soudain, moment étiré, lumière surnaturelle éclairant le visage de l’Eternel féminin (Isolda Dychauk, comme sortie d’un tableau de Lucas Cranach)…