« Dieu monte parmi l’acclamation ». Pour des oreilles chrétiennes, ce verset évoque immanquablement l’ascension du Christ. Le psaume 47 auquel il appartient est celui qu’a choisi la liturgie de la fête comme psaume de méditation. Un choix très habile puisque, lu dans ce cadre, ce verset renvoie à la fois au mystère même de l’ascension ou de l’exaltation de Jésus ressuscité et à la pleine reconnaissance de son identité transcendante.
Mais qu’en était-il dans le cadre originel du psaume? De quel Dieu, de quelle montée et de quelle acclamation s’agissait-il?
Commençons par lire le psaume. Il comprend deux parties présentant les mêmes composantes.
Première partie
A. Exhortation à acclamer Dieu
2Tous les peuples, battez des mains,
acclamez Dieu en éclats de joie;
3car le Seigneur, le Très-Haut, est redoutable,
grand roi par toute la terre.
B. Dieu en relation avec son peuple
4Il met les nations sous notre joug,
il met les peuples sous nos pieds;
5il fait choix pour nous d’un héritage,
fierté de Jacob, son bien-aimé.
C. Le Dieu des hauteurs
6Dieu monte parmi l’acclamation,
le Seigneur, aux éclats du cor;
Deuxième partie
A’. Exhortation à acclamer Dieu
7sonnez pour notre Dieu, sonnez,
sonnez pour notre Roi, sonnez!
8Il est roi par toute la terre,
Sonnez pour Dieu de tout votre art!
B’. Dieu en relation avec les peuples
9Dieu, il règne sur les païens,
Il siège sur son trône de sainteté.
10Les princes des peuples s’unissent
au peuple du Dieu d’Abraham;
C’. Le Dieu des hauteurs
à Dieu sont les pavois de la terre,
hautement il est exalté.
(Traduction du Psautier de la Bible de Jérusalem)
Un psaume qui parle de Dieu et non à Dieu
On a beau relire le psaume d’un bout à l’autre, on n’y trouve nulle part d’adresse à Dieu. Pas d’invocation, pas d’appel à l’aide, pas de supplication, pas de lamentation. Pas davantage d’action de grâce ni de louange.
Nulle part n’intervient le « je » ni le « tu », mais plutôt un « il » se rapportant à Dieu. Le psaume parle donc de Dieu plutôt qu’il ne parle à Dieu. Et il en parle comme d’un roi, en relation avec un « vous » se rapportant à « tous les peuples » et avec un « nous » renvoyant au « peuple du Dieu d’Abraham ». Lui / nous / vous, ou, si l’on veut : Dieu / le particularisme / l’universalisme : le mouvement du psaume se déplace constamment entre les trois termes de ce triangle.
La royauté et la seigneurie de Dieu s’étendent non seulement à Israël – désigné ici comme « Jacob » (v. 5) –, mais à l’ensemble des peuples de la terre. L’horizon du règne de Dieu n’est pas seulement particulier mais universel. Telle est la proclamation essentielle de ce psaume. Elle se dégage avec netteté, alors même que bien des éléments restent obscurs par ailleurs.
Comme un triangle
Relisons le psaume par tranches, telles qu’elles ont été découpées ci-dessus. On se retrouve de nouveau devant un triangle. En ce sens que l’on observe un enchaînement de trois éléments qui reviennent à deux reprises.
A. Une exhortation à acclamer Dieu (versets 2-3)
Cette exhortation, qui ouvre le psaume, est adressée à tous les peuples de la terre (v. 2). Et pourquoi tous les peuples doivent-ils ainsi magnifier Dieu? L’énoncé du motif suit aussitôt : parce qu’il est « grand roi par toute la terre ».
B. Dieu en relation avec son peuple (versets 4-5)
Les versets en « nous » qui viennent ensuite évoquent deux interventions à travers lesquelles Dieu s’est manifesté comme « notre Roi », c’est-à-dire le roi de son peuple, de « Jacob son bien-aimé » : la victoire sur les adversaires (v. 4) et le don d’une terre (v. 5).
C. Le Dieu des hauteurs (verset 6)
C’est dans cette section en « il » qu’il est question du Dieu qui « monte parmi l’acclamation ». Cette évocation des hauteurs et de l’acclamation fait écho à l’exhortation du début qui incitait à acclamer Dieu (v. 2) en le désignant comme « le Très-Haut » (v. 3).
Et voilà que la deuxième partie du psaume ramène la même séquence dans le même ordre.
A’. Une exhortation à acclamer Dieu (versets 7-8)
On a ici la reprise de l’exhortation initiale (v. 2-3) . Même appel à acclamer Dieu : alors qu’au début l’acclamation était faite d’applaudissements et de cris de joie, elle fait maintenant appel aux instruments de musique. Mais le motif reste le même : Dieu est « roi de toute la terre ».
B’ Dieu en relation avec les peuples (versets 9-10a)
De particulariste qu’elle était dans la première partie (v. 4-5), voilà que la perspective se fait universaliste. Elle ne concerne plus seulement la relation de Dieu avec son peuple mais avec tous les peuples. On laisse entrevoir quelque jour mystérieux où les « autres », les païens, se joindront au peuple choisi, où la foule immense des enfants d’Abraham sera réunie à la portion réduite des enfants de Jacob.
C’ Le Dieu des hauteurs (verset 10b)
Et la deuxième partie du psaume se termine de la même façon que la première (v. 6), en évoquant de nouveau le Dieu des hauteurs. En hébreu, le verbe traduit par « exalté » est le même qui, au v. 6, était traduit par « monter ». Comme si cela ne suffisait pas, le psaume renchérit d’un pléonasme : Dieu n’est pas seulement « exalté », il est « hautement exalté », et cela aux yeux de tous les puissants de la terre.
Un pur rêve?
Un jour, le règne de Dieu sera reconnu par tous les peuples de la terre et pas seulement par un petit peuple choisi. Tel est le rêve démesuré qui s’exprime dans ce psaume.
Car il ne peut s’agir que d’un rêve. Sans doute, pour la foi, le fait qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’il est donc le Dieu de tous les peuples, cela ne tient pas du rêve mais de la réalité. Mais pour ce qui est du jour où tous les peuples de la terre en viendront à le reconnaître, à l’acclamer comme leur Dieu (v. 2 et v. 7-8), à se joindre au peuple du Dieu d’Abraham (v. 10), ce jour-là ne peut qu’être espéré comme encore à venir.
Cette espérance, dont les perspectives universalistes rejoignent celles du deuxième livre d’Isaïe (Is 40-55), qu’est-ce donc qui la provoque? S’agit-il d’un pur rêve sans autre fondement que la conviction monothéiste ou s’agit-il d’une espérance déjà ancrée dans une expérience concrète?
Faut-il penser, à partir du v. 4, où il est question d’une victoire d’Israël sur des peuples étrangers, qu’un tel événement, sans doute encore bien modeste, aurait permis d’anticiper pour l’avenir le grand événement de l’unification des peuples dans la reconnaissance du même Dieu? Reconnaissant la victoire et le salut accordés par Dieu à son peuple, les vaincus, impressionnés, sont amenés à reconnaître ce Dieu lui-même et la royauté qu’il exerce. N’est-ce pas dans cette ligne que le deuxième livre d’Isaïe envisage aussi les choses?
Ensemble, poussez des cris, des cris de joie, ruines de Jérusalem!
Car Yahvé a consolé son peuple, il a racheté Jérusalem.
Yahvé a découvert son bras de sainteté
aux yeux de toutes les nations
et tous les confins de la terre ont vu le salut de notre Dieu. (Is 52,9-10)
N’est-ce pas là également la vision d’autres psaumes comme le Ps 97 :
Le Seigneur a fait connaître sa victoire,
aux yeux des païens révélé sa justice (…).
Tous les lointains de la terre ont vu le salut de notre Dieu.
Acclamez Yahvé, toute la terre,
éclatez en cris de joie! (v. 2-4)
À partir d’une reconnaissance du Dieu d’Israël provoquée par quelque modeste manifestation présente de salut, on aurait été amené à concevoir, pour un horizon indéterminé, une reconnaissance universelle de ce Dieu comme celui dont le règne doit s’étendre à tous les peuples de la terre.
Qu’en est-il de la « montée » de Dieu?
Quel qu’en soit le point d’appui, c’est bien là l’espérance universaliste dont témoigne notre psaume.
Dès lors, comment faut-il comprendre l’idée que, reconnu et acclamé comme le Roi de toute la terre (v. 2 et 8), comme le Très Haut (v. 3), « Dieu monte parmi l’acclamation » (v. 6), qu’il est « exalté hautement » (v. 10)?
Faut-il penser, comme certains, à un rite liturgique en relation avec le Temple? Faut-il faire suppléer aux silences du psaume en imaginant quelque exubérante procession populaire accompagnant le transport de l’arche d’alliance, symbole de la présence de Dieu, et montant joyeusement vers la colline du Temple?
Mieux vaut sans doute s’en tenir à la vision qui s’exprime dans d’autres psaumes où il est également question de la royauté de Dieu. N’est-ce pas dans les cieux que celui-ci a fixé son trône, comme le répètent tant de psaumes (Ps 2,4; 11,4; 103,19)? N’est-ce pas « dans les hauteurs » que Dieu a « établi son trône dès l’origine », comme le proclame le Ps 93,4?
Dès lors, Dieu étant reconnu comme roi par tous les peuples, le psaume peut imaginer, par analogie avec ce qui se passe lorsque les rois de la terre sont intrônisés au milieu des acclamations de leur peuple, Dieu prenant possession de ce règne universel. Puisque son trône à lui se trouve dans les cieux, c’est là qu’il monte au milieu des acclamations. C’est là qu’ « il s’élève pour siéger », comme le suggère encore un autre psaume (Ps 113,5).
Les résonances évangéliques
Le règne ou le royaume de Dieu, un jour, sera ouvert à tous. On comprend qu’à la lumière de l’Évangile, cette conviction du psaume 47 se soit révélée si parlante. N’est-ce pas la même perspective eschatologique qu’évoquera Jésus lui-même : « … je vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux » (Mt 8,11)? Mais, la reconnaissance comme Dieu et Père de tous d’un Dieu jusqu’alors reconnu comme Dieu d’Israël, n’est-ce pas la visée même de la mission chrétienne et de la prédication évangélique à la suite de Jésus?
Au sujet de ce dernier, la première prédication chrétienne proclamera après Pâques que « Dieu l’a fait Christ et Seigneur » (Ac 2,36), qu’il a été « exalté à la droite de Dieu » (Ac 2,33) et qu’en conséquence il est « monté aux cieux » (Ac 2,34). Tous les éléments étaient en place pour l’application christologique du verset psalmique :
Dieu monte parmi l’acclamation,
le Seigneur aux éclats du cor.