Selon les cinéastes de la Nouvelle Vague, dans les années 1960, on ne pouvait construire un bon film de fiction qu’à partir du moment où il était soutenu par un cadre documentaire rigoureux. Cette intuition que l’imaginaire du cinéma se construit sur une base aussi réaliste que possible est illustrée par une œuvre venue de Turquie, présentée au dernier festival de Cannes qui lui octroya son Grand Prix.
IL ETAIT UNE FOIS EN ANATOLIE, de Nuri Bilge Ceylan
Il était une fois en Anatolie, de Nuri Bilge Ceylan, réalisateur d’Uzak (2002) et de Climats (2006), met en œuvre le moteur le plus puissant de l’œuvre cinématographique : la dynamique d’une recherche, base première des genres les plus emblématiques du cinéma depuis ses origines (le film policier, le road movie, le western). Le spectateur est entraîné, comme malgré lui, vers une destination, à la recherche d’une personne, vers la résolution d’une énigme, pour une action à accomplir.
La première partie de cette œuvre, qui dure plus de deux heures et demie, se situe dans la nature sauvage de l’Anatolie, la partie orientale de la Turquie, un peu difficile à discerner puisque l’action a lieu du coucher du soleil jusqu’à la fin de la nuit, à la recherche d’un cadavre. Il s’agit d’une enquête de police.
Deux voitures suivies d’un fourgon, sous la direction d’un commissaire de police et d’un procureur, avec des comparses qui encadrent deux suspects patibulaires, dont l’un s’est, semble-t-il, accusé du meurtre, serpentent dans la campagne, à la seule lumière des phares. Il y a aussi un médecin, qui servira d’auxiliaire de justice. Le calme docteur Cemal, le plus silencieux au milieu du brouhaha des conversations de ses compagnons, faites de plaisanteries et de ragots, se révèlera le véritable protagoniste du film.
Après trois ou quatre fausses localisations dues au suspect numéro un, qui affirme ne plus reconnaître l’endroit où le cadavre a été enterré parce qu’il était ivre, on finit par y arriver. Le corps est retrouvé entièrement ligoté. Le procureur dicte théâtralement le procès-verbal d’investigation. Tout est passé devant nous, suffisamment longuement et même fastidieusement pour nous faire sentir le poids de l’ennui qui pèse sur cette enquête où chacun fait son métier en aspirant à rentrer chez lui. Chaque personnage soliloque, exprimant ses douleurs publiques et essayant de cacher ses malheurs privés.
Une pause est décidée pour manger : on mobilise le maire d’un petit village, qui essaye d’en profiter pour extorquer quelques passe-droits aux autorités, tout en étant confus pour la panne d’électricité qui plonge tout le monde dans la nuit. Mais alors qu’on s’arrange pour apporter des bougies, survient sa fille qui apporte du thé, vision de beauté qui rayonne dans les demi-ténèbres, fragile épiphanie de grâce dans cet univers d’hommes que l’épuisement et la promiscuité rendent peu agréables.
D’ailleurs, dès le matin, le docteur Cemal se rend au hammam pour se libérer de la poussière et de la fatigue. Sa journée commence. Le procureur et lui poursuivent une longue discussion sur le suicide, reçoivent la veuve pour la reconnaissance de la victime. Commence alors l’autopsie, dernière vérité des corps, et qui, en effet, révélera l’horreur du meurtre. Le médecin, par esprit de paix, atténuera le procès-verbal.
Le spectateur est livré à ses propres conjectures à partir d’éléments épars et n’arrive pas à reconstituer vraiment les mobiles et les circonstances du crime, mais ce n’est pas cela qui intéresse le cinéaste. Il a voulu, en scrutant la réalité quotidienne dans sa crudité, arriver à la vérité des êtres, et lentement elle apparaît, dans leur passé douloureux qui affleure, dans leurs incertitudes, dans leurs paroles et leurs silences. Ce film est une magnifique leçon d’humanité.
LE HAVRE, d’Aki Kaurismäki
Un conte poétique
Alors que le cinéaste turc manie le paradoxe de faire apparaître la vérité des êtres par des personnages de fiction, mais dans une armature réaliste et documentaire, Aki Kaurismäki, réalisateur finlandais, qui, cette fois, tourne en France, a choisi dans Le Havre une voie qu’on dirait opposée.
Il s’agit bien aussi d’une recherche, celle d’un adolescent d’Angola, qui, débarquant dans le port de Normandie, veut retrouver sa mère à Londres, et celle de la police qui est à ses trousses, comme immigrant clandestin. La problématique est bien d’actualité et l’action se déroule maintenant, mais si on paye bien en euros, on y téléphone encore sur un appareil à cadran. Il y a beaucoup d’improbable dans le film, depuis le métier de cireur de chaussures dans la rue qu’exerce le héros, Marcel Marx, jusqu’aux costumes aux teintes délavées, au cadre du port du Havre dans les années de reconstruction par Augustin Perret. Tout cela fait penser au cinéma populaire français d’antan : son souvenir est d’ailleurs présent par le prénom de la femme de Marx, Arletty, dont la maladie ajoute une touche de mélodrame.
Ajoutez à cela un inspecteur de police qui facilite l’évasion du suspect et une guérison miraculeuse, et vous comprendrez que Kaurismäki a choisi la manière du conte pour délivrer un message de bonté et de pitié. Il fait éclater les cadres du strict réalisme, mais ne renonce pas au ton inimitable d’ironie triste, d’humilité non feinte qui marque son œuvre. La comparaison avec Charlie Chaplin s’impose d’elle-même. Par la dérision et la poésie d’un quotidien insolite, arrive à se glisser un optimisme irréductible aux contradictions de la vie.