Chambre 3204. Une douce lumière veillait une femme de cinquante-deux ans qui paraissait en avoir quatre-vingt-dix. Dans le lit, il ne restait plus qu’une peau grise, sèche, fragile, déposée sur quelques os fatigués. Un profond coma imposait son mystère.
Dans quelques heures, Élise allait partir, épuisée par un long combat contre le cancer. La bête avait réussi son œuvre. Petit à petit, elle avait torturé ce corps qui avait déjà été si beau, si attachant. Ce corps qui avait connu des jours de bonheur; ce corps qui avait frémi, inondé par la tendresse qu’on lui avait prodiguée, audacieux devant les défis que le voyage terrestre avait suscités, serein grâce à la sagesse qui avait fait son nid au plus intime de cette femme.
Nous avons beaucoup échangé au cours des derniers mois. Le combat du corps avait forcé l’esprit à chercher à comprendre. Pourquoi? Le mot qui revient toujours quand on ne saisit pas très bien ce qui arrive et comment cela arrive. Le mot cherchant le seul remède qu’il vaille la peine de s’inoculer : le sens de ce qui arrive!
Trouver le sens; et quand il n’y a pas de sens, en inventer un. Il faut toujours qu’il y ait du sens. Aussi ce n’est pas tricher que de recourir à l’invention quand il n’y a pas de sens. Et pour Élise, il n’y avait pas de sens.
La maladie n’a pas de sens. La souffrance n’a pas de sens. La douleur n’a pas de sens. Un point, c’est tout. Mais on ne peut vivre dans l’in-sensé, dans l’in-signifiant! Il faut une orientation, un pourquoi, pour parvenir à faire face à la réalité et composer avec elle.
Lentement, presqu’imperceptiblement, nos conversations avaient créé un vrai sens. Élise avait choisi de souffrir – et non pas s’était résignée – en communion avec d’autres malades, surtout ceux qui avaient perdu tout espoir. La douleur rappelait à la malade un autre éclopé. Ce pouvait être un enfant en période de rémission. Ou cette mère qui ne voulait pas quitter ses enfants. Ou ce vieillard qui n’en pouvait plus de survivre. Élise ne connaissait pas leur nom, mais elle savait bien qu’ils existaient nombreux, submergés d’odeurs de médicaments et de jargon médical, souvent pauvres de rire et de bonne humeur, à la frontière de l’angoisse et de l’inquiétude.
Quand la douleur était trop forte, Élise pénétrait dans cette église intime où se rassemblaient tous les malades de la terre. Elle les soutenait l’un après l’autre et se laissait soutenir par eux.
Élise appelait ce rendez-vous : une église. Ces derniers temps, quand elle en parlait, on aurait pu mettre une majuscule à son Église. Au plus fort de nos conversations, elle finissait toujours par évoquer Jésus Christ. «Je sais maintenant pourquoi il s’est retrouvé sur une croix», me dit-elle un jour où notre jasette était pleine de silence. J’ai compris que je ne devais pas demander d’éclaircissement. J’ai compris que je devais découvrir pourquoi par moi-même, en faisant appel à ma propre expérience de la vie, de la maladie, de la mort. J’ai compris que mon esprit saura quand mon corps aura laissé parler sa souffrance.
très, très sensible… cela me rappelle l’histoire d’une proche décédée ,l y a 2 ans.