Pierre CEYRAC est jésuite missionnaire en Inde depuis 1936. Il décrit lui-même au début de son livre : « Ma vie de jésuite s’est déroulée par tranche de quinze ans. Quinze ans de scolasticat et d’immersion profonde dans la culture indienne, soit en pays Tamoul (j’y ai passé une licence de Tamoul et de Sanskrit), soit face aux massifs des Himalaya à Kurseong (pour étudier les Upanishads et les Védanta). Quinze ans comme aumônier national des universités de l’Inde. Quinze ans dans les slums de Madras et de développement rural dans le Tamilnadou (Manamadurai, « opération mille puits »…). Et enfin, quinze ans au service des réfugiés, dans les camps de Thaïlande et du Cambodge, et dans le camp de Méhéba en Zambie… Et maintenant, depuis 1994, c’est un nouveau cycle qui commence… » (p. 11 du livre cité à la fin).
Je me rappellerai toujours cette phrase du premier jociste français. Il s’appelait Georges Quikley ; il avait été formé par le chanoine Cardijn fondateur de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne). C’était en 1936, en plein Front Populaire. Georges visitait régulièrement la caserne de Toulouse où je faisais mon service militaire. Il animait nos réunions. Réunions qui se terminaient toujours par cette petite question qu’il nous posait : « Et les autres ? ». C’est une question grave, essentielle, qui dérange. Et mon frère qui ne croit pas ? Et mon frère qui a faim ?…
Nous sommes des êtres pour les autres. C’est tellement important ! Nous sommes des hommes, des femmes pour les autres. Et la grande tristesse de la vie de beaucoup de gens, c’est qu’ils restent fermés sur eux-mêmes. Certaines personnes se bloquent sur elles-mêmes, sont très tristes. La joie se trouve dans le don aux autres : c’est le don aux autres qui nous libère et qui nous permet d’être nous-mêmes ; c’est ce qu’on appelle d’un mot qu’on emploie toujours, ce mot c’est l’amour. Dans la mesure où nous aimons, dans cette mesure-là, nous allons vers l’autre. C’est cela l’amour. Dans la mesure où on s’oublie soi-même pour l’autre, nous nous créons nous-mêmes et nous trouvons la joie. Et je dis toujours aux étudiants que je rencontre, la seule tristesse, c’est de ne pas aimer. Et aimer c’est toujours le don de soi-même aux autres, pas forcément le don des choses que l’on a mais le don total. Ce don total est exprimé dans une très belle phrase sanskrite que j’ai citée maintes fois, inscrite dans le livre d’or de Polampakka, une léproserie du sud de l’Inde dans laquelle j’ai beaucoup travaillé. Cette phrase se traduit ainsi : « Tout ce qui n’est pas donné est perdu ».
J’ai croisé dans ma vie des êtres exceptionnels qui surent incarner cette phrase dans son intransigeance absolue – des hommes et des femmes qui ont tout donné. J’ai notamment le souvenir de deux femmes qui m’ont beaucoup impressionné. (…)
L’autre femme vraiment extraordinaire que j’ai connue en Inde, vient de nous quitter il y a quelques mois : le Docteur Yvette Tiphagne. Elle était venue en Inde, toute jeune docteur en médecine, en 1937. Elle appartenait à l’organisation « Ad Lucem » (« Vers la Lumière ») qui regroupait des volontaires de formation médicale – docteurs et infirmières – pour les pays du Tiers monde. Yvette Tiphagne travailla pendant une dizaine d’années dans le grand centre de soin de la lèpre (qu’on appelait alors léproserie), chez les Sœurs Salésiennes de Kombakkunam. En plus de son travail médical, elle avait adopté six orphelins. Après la Seconde Guerre mondiale, elle retourne en France rejoindre les siens pour la première – et la dernière fois. De retour en Inde en 1949, elle s’installe définitivement dans un centre hospitalier pour lépreux dans la grande ville de Salem, à trois cents kilomètres de Madras. Elle s’est éteinte en 1999. Elle aura donc passé plus de cinquante ans au service des plus pauvres des pauvres et pour l’amour de ses six enfants qui portent son nom ! Cinquante ans sans jamais rentrer en France ! L’un d’entre eux, Henri, est aujourd’hui l’un des plus grands avocats du sud de l’Inde, il se bat pour les droits de l’homme… Ainsi cette femme, pour ne pas déraciner ses enfants, s’est déracinée elle-même. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour les autres.
A côté de ces deux silhouettes prestigieuses, il faudrait mentionner toutes ces religieuses de l’Inde, ces 80 000 femmes admirables qui, dans le sillage de Mère Térésa, mais dans l’obscurité et la monotonie des tâches journalières, se dévouent au service’ des enfants malades et de tous les pauvres de chez nous. Il ne faut pas oublier aussi toutes les « contemplatives » qui soutiennent par leur prière et leur sacrifice cet énorme effort du service des autres.
Je pense en particulier à Sœur Regina, au service des lépreux depuis plus de cinquante ans, et à toutes les novices qui donnent leur jeunesse, leur beauté et leur vie au service des plus pauvres et des malades. Quelle richesse de don et de beauté… à faire envie aux anges !
Un grand éducateur protestant me disait un jour, en riant : « Vous savez, Père, ce qui fait la différence entre vous, les catholiques, et nous, les protestants ? Ce n’est pas vous, les prêtres, ce sont les sœurs… Vous les avez et nous ne les avons pas… » Et ce grand dominicain, aumônier international de « Pax Romana », de passage à Bombay où il était reçu par une communauté de jeunes sœurs indiennes rayonnantes de joie et de beauté dans leur saris clairs, me disait : « Père, ça c’est la jeunesse de l’Église ! » La figure de la femme est très importante pour l’Inde. Nous sommes persuadés que c’est la femme qui sauvera l’Inde.
Pierre Ceyrac, né le 4 février 1914 à Meyssac, en Corrèze (France) et décédé le 30 mai 2012 à Chennai (Inde)1, connu sous le nom de père Ceyrac, est un jésuite français missionnaire en Inde du Sud, connu pour son engagement auprès des étudiants indiens et de populations les plus pauvres ou dalits, ainsi que pour son action entre 1980 et 1992 comme volontaire à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande pour accueillir les premiers milliers de réfugiés cambodgiens fuyant le régime de Pol Pot, puis des vietnamiens.