ET MAINTENANT, ON VA OU ? de Nadine Labaki
Le film commence et se clôt sur une procession vers un cimetière. Ce prologue – avec une narratrice qui nous conte « l’histoire de femmes toutes en noir dont le destin a fait de leur courage une vertu » et la marche dansée de villageoises qui viennent pleurer leur mort – nous annonce la couleur du film : une fable légère sur un sujet grave.
Situé quelque part dans la montagne libanaise, dans un paysage de roches éventrées, le village semble porter les cicatrices du conflit national. Le cimetière est divisé : d’un côté les tombes avec les croix, de l’autre les sépultures musulmanes. Le titre s’inscrit au milieu : Et maintenant, on va où ? Les chemins escarpés sont bordés de barbelés le long de zones truffées de mines. Tout, extérieurs comme intérieurs, est en ruine, usé ; mais dans cette sorte de bazar de bric et de broc, la population évolue avec alacrité.
Une scène est assez emblématique de ce contraste entre blessures et vitalité : une statue de la Vierge, brisée par les villageois musulmans, est entre les mains des femmes qui l’ont recollée tant bien que mal. De la statue ébréchée, la caméra pianote sur une pin-up aux seins clignotants qui orne le fronton d’un vieux flipper. Celui-ci s’est allumé tout seul suite aux soubresauts capricieux de l’alimentation électrique. Ding ! Les femmes se regardent, elles ont toutes la même idée : opérer un détournement de la testostérone du village. Pour cela, elles font venir des fantasmes libanais sur longues pattes : des danseuses ukrainiennes, blondes, maigres et aux tenues affriolantes.
Une vague histoire d’amour entre les « jeunes premiers », la chrétienne Amale (interprétée par la réalisatrice) et le musulman Rabih, donne lieu à une scène de comédie musicale kitsch, bricolée et inutile. Car en fait le personnage principal du film est la communauté villageoise : isolée, préservée, elle forme un microcosme où les rapports humains sont simples, bon enfant… et d’un autre temps (« C’est quoi ça ? Changez de chaîne, il y a des enfants », dit la femme du maire devant une scène de chaste baiser à la TV).
Le prêtre et l’imam travaillent de concert pour maintenir la coexistence pacifique de leurs ouailles. Le maire s’efforce de maintenir la cohésion sociale entre ses administrés : « De même que nous avons vaincu le conflit, nous pourrons réparer le pont ! » Pourtant le village est constamment menacé d’implosion par la contagion du conflit extérieur. Une chèvre, affectueusement prénommée Brigitte, saute sur une mine. Les jeunes qui s’aventurent trop loin du village risquent des balles perdues. Les querelles de voisinage peuvent être attisées par les infos diffusées par le poste de radio ou le téléviseur du village. A la moindre étincelle, les hommes, décrits comme des crétins mimétiques, sont capables de reprendre les armes. « Parce que les autres font la guerre, tu veux tuer ton voisin ? » crie une femme à son mari.
Les villageoises se chamaillent, s’empiffrent, plaisantent, mais sont solidaires. Et même les légères Ukrainiennes vont embrasser la cause des mères et épouses qui ne veulent plus souffrir. Pour maintenir la paix, leur stratégie va être la diversion. Cela donne lieu à diverses scènes cocasses, des mascarades où la religion est allègrement instrumentalisée… jusqu’à l’ultime stratagème qui a le mérite de l’efficacité.
Le deuxième film de Nadine Labaki, qui a obtenu une mention spéciale du jury œcuménique à Cannes, n’est pas un grand film, mais beaucoup le trouveront sympathique.
HORS SATAN, de Bruno Dumont
Hors Satan est complètement à l’opposé. Nadine Labaki vient de la publicité ; Bruno Dumont était professeur de philosophie et ne cherche pas à gagner la sympathie du spectateur. Son point de vue est distant, froid, austère. Il n’est du reste pas évident de comprendre que Hors Satan est l’histoire d’un vagabond qui « chasse le mal d’un village hanté par le démon », comme l’annonce le synopsis.
On ne suit ici que deux personnages, une punkette et le vagabond, jamais nommés. Là aussi on est dans un monde isolé, mais c’est un hameau du Nord de la France, au niveau de la mer. La Manche n’est pas loin. D’ailleurs, la couleur principale du film est le vert-de-gris (végétation, habits), comme si tout était oxydé. Et ici aussi des brèches s’ouvrent parfois dans le réalisme, mais relevant plus du mystérieux que du merveilleux.
Au niveau formel, alors que Labaki donne dans le « à boire et à manger », Dumont cherche l’épure. En témoignent des plans pratiquement blancs sur les nuages, une porte, des dunes. Et autant Et maintenant… est bavard et bruyant, autant Hors Satan laisse la place au silence, au chant des oiseaux et au vent, en mettant en scène des taiseux, sans musique. Au bout d’une dizaine de minutes, les premières paroles prononcées par la jeune fille en pleurs sont « J’en peux plus ». Elle a les épaules rentrées, le visage pâle et sourie rarement.
Comme Labaki, Dumont a choisi de travailler avec des non-professionnels. C’est une constante chez ce réalisateur, qui semble préférer manipuler les personnes de condition modeste, à l’apparence débile (cf. La Vie de Jésus, L’Humanité). Malheureusement, dès qu’ils ouvrent la bouche, ils perdent de leur mystère magnifiant.
Dans Et maintenant…, il y a l’instrumentalisation du religieux « pour la bonne cause » ; ici on est plutôt dans une sorte de sorcellerie blanche, l’étrange vagabond se révélant justicier thaumaturge. Bruno Dumont sait inciser son film contemplatif de quelques séquences de violence ou d’horreur fulgurante.
Si Hors Satan n’est pas non plus un grand film, c’est incontestablement le film d’un vrai cinéaste.