Alors que la politique française a, il y a peu de temps, attiré les regards vers les Gitans en situation irrégulière, deux films récents et en quelque sorte parallèles nous entraînent dans leur monde particulier. Très différemment de Tony Gatlif qui, en 1998, avec Gadjo dilo, introduisait un jeune Français dans les tribus de Roumanie, ces deux œuvres nous rappellent que ces Gitans blonds à peau blanche se trouvent chez nous, en voie de sédentarisation et pourtant soudés par leurs lois étranges et l’esprit de clan.
Les Yéniches habitent près de Beauvais pour le film de Jean-Charles Hue, et à côté de Grenoble pour celui de Lussi-Modeste. Bien plus, les deux films sont centrés sur le phénomène de la conversion provoquée par l’attachement de ces familles au pentecôtisme évangélique et sur la tension qu’elle suscite, chez les hommes en particulier.
JIMMY RIVIERE de Teddy Lussi-Modeste
La chair et l’esprit
Jimmy Rivière est un jeune homme habité par une passion, la boxe thaïe pour laquelle il semble doué ou du moins prometteur, mais aussi par un attrait, sinon amoureux du moins sexuel, pour une jeune fille d’origine arabe, rejetée par la communauté gitane, surtout les femmes. Musclé, râblé, portant beau, il est le coq de la tribu. Au moment où commence le film, Jimmy s’est décidé à demander le baptême, encouragé par le pasteur aux oraisons sonores et aux prêches exaltés. Tout habillé de blanc, il est plongé dans un petit étang, entouré des fidèles qui le regardent avec fierté. Désormais Jimmy témoignera au culte, pour l’édification des jeunes, de sa vie passée dans la violence, l’alcool et la débauche dont Jésus l’a sauvé.
La seconde partie du film montre la tension qui s’établit chez Jimmy entre la chair et l’esprit, confronté aux exigences du corps et ses plaisirs de violence, mais aussi aux promesses publiques du baptême de l’âge adulte qui lui ont fait renoncer à la boxe et à sa petite amie. En butte aux moqueries des autres garçons, résistant d’abord avec courage, Jimmy est hanté par ses démons. Il y cédera, mais qui sait ce qui adviendra de lui ?
La réussite du film est de faire sentir par le lyrisme des images, par la nostalgie d’une belle musique, le combat intérieur, les puissants attraits de la tentation de la vie heurtée qui apparaît virile aux mâles de son âge, et la fidélité à un idéal de sobriété et de loyauté qui s’inscrit dans une certaine innocence de la vie nomade encore proche de la nature. A cet égard, la première scène du film est emblématique : elle montre au ralenti ces jeunes hommes, qu’on voit de dos, marchant dans la lumière du petit matin, se saluant joyeusement et s’en allant en une procession païenne, dans une clairière, pour satisfaire leurs besoins, accroupis à quatre ou cinq se faisant face. Il y a dans ces quelques minutes à la fois la fraternité fondatrice de l’ordre de la communauté, le ritualisme d’une vie de groupe et une trivialité qui s’exprime également tout au long par le langage. Teddy Lussi-Modeste est issu de ce milieu et a réussi à nous le rendre proche en sauvegardant son mystère.
LA BM DU SEIGNEUR de Jean-Charles Hue
Péché et grâce
La BM du Seigneur est celle que conduit à toute allure un garçon à travers le village-campement formé des caravanes de la communauté à laquelle il appartient. C’est à travers le bruit de ce rodéo que commence le film de Jean-Charles Hue. Un tel désordre qui met en danger les enfants ne peut être toléré. Un des anciens organise un duel à mains nues, en demandant à son fils de seize ans d’aller défier son cousin âgé de vingt. Un petit groupe accompagne le champion, qui se bat valeureusement avant d’essuyer un coup bas. Mais quelques images plus loin, on retrouve tout le monde, y compris les deux combattants, autour d’une bière. Le mal a été exorcisé, le rite a eu lieu, la vie continue…
Le réalisateur, lui-même de lointaine origine tzigane serbe, a vécu pendant quelques années avec ces Yéniches avant de leur proposer de jouer leur propre rôle. La famille Dorkel a accepté de tourner ce film inclassable, entre réalisme et fiction, entre intégration et rébellion, mais, là aussi, entre le péché et la grâce.
Si le culte pentecôtiste est bien présent dans le quotidien des Dorkel, c’est néanmoins par une conversion personnelle, fondée sur une vision, que Fred, plus ou moins chef de famille et pesant bien 100 kilos, rejoint l’appel du Christ. Il a eu la visite d’un ange enveloppé d’une grande lumière : comme une preuve de son passage, cet « envoyé » lui a laissé un gros chien blanc qui ne le quitte plus. Désormais Fred doit mener une vie impeccable.
Mais on estime qu’il fait la leçon aux autres. Un beau soir, entraîné par des camarades, le converti se laisse aller à boire et, à moitié ivre, va voler cette BM blanche qui, dans son garage, semble attendre son nouveau propriétaire. Le remords ne tarde pas. Il tire sur son trophée automobile. Le chien est tué lui aussi, victime expiatoire, innocente, à la manière dont Bresson avait fait d’un âne une figure christique dans Au hasard Balthazar.
Filmée dans la nuit ou dans une lumière par laquelle les terrains vagues prennent une allure crépusculaire, avec l’incantation du langage ponctué de possessifs : « mon frère, mon copain, mon cousin » et d’autres expressions moins châtiées, dans la proximité du divin que le pentecôtisme encourage, plus soucieux du sentiment que de la doctrine, cette œuvre nous place dans une tension entre un bien et un mal différents sans doute de nos catégories, et nous touche par sa sincérité.
Guy-Th. Bedouelle o.p., Angers (F)
Recteur de l’Université catholique de l’Ouest