Ce livre d’entretien de soeur Véronique Margron, dominicaine et théologienne moraliste, est un véritable cadeau de Pâques. La lecture de ce livre fait du bien. Il témoigne d’un engagement qu’on peut résumer en deux phrases tirées de la préface: « Vivre selon la bonté, selon la justice et la paix, selon la quête de la vérité. Embellir l’existence, dans le réel, chercher à la rendre plus heureuse. » Dans son livre, Véronique Margron dresse un panorama des grandes questions d’éthique de l’heure dans une tension entre une grande fidélité à l’Église et l’inattendu du réel et de l’histoire. Pour cet ouvrage, elle vient d’être récompensée par l’Association des écrivains croyants d’expression française, qui lui a décerné son Prix 2011 dans la catégorie essai. C’est un prix qui récompense chaque année des ouvrages d’inspiration juive, chrétienne ou musulmane, susceptibles d’éveiller chez l’homme d’aujourd’hui, dans un esprit d’ouverture et de dialogue, le sens du mystère et de la transcendance.
Ces pages ont pour but d’indiquer une proposition de foi à partir de laquelle chacun peut déterminer, en conscience, comment « orienter sa vie ». Parmi les fondements d’une éthique chrétienne sensible au sujet souffrant, l’auteur a choisi d’en retenir quelques-uns qui marquent sa recherche comme son écoute et sa conversation avec le temps. La série des questions et réponses qui forment le contenu de l’ouvrage permet de traiter successivement sept thèmes regroupés en autant de chapitres: « L’hospitalité », « La parole bonne », « L’ambiguïté [de toute histoire] », « Sagesse et folie », « Le changement d’axe du monde », « L’ancrage dans le temps » et « La place [irremplaçable] de la conscience ». À cela s’ajoute une conclusion en forme d’interrogation: « Vers une éthique chrétienne de la vie heureuse? » Chacun est donc libre d’y mettre son grain de sel philosophique, mais il ne faut pas trop croire aux lisses apologies de la vie « zen ». Il s’agit de poursuivre un travail sur soi.
Tous les chapitres commencent par un court paragraphe qui introduit l’argument et lance la réflexion. L’entretien est ensuite mené, discrètement, mais efficacement, par l’éditrice et théologienne Claude Plettner. Des inter-titres séparent des blocs de questions et réponses, ce qui facilite l’étude du contenu de l’ouvrage. On les retrouve dans la table des matières à la fin du livre. On a ainsi une sorte d’index des sujets (de méditation). L’ouvrage a ainsi toutes les qualités d’un bon livre de chevet. Chacun pourra, à son rythme, savourer à petites doses des passages choisis et repris au cours d’une lecture qui prend son temps. Le thème de l’hospitalité, qui fait l’objet du chapitre premier, peut servir de fil conducteur pour l’ensemble du livre. C’est quelque chose de très beau, et ce que dit Véronique Margron là-dessus est à retenir pour la compréhension des autres chapitres. Il vaut donc la peine de s’y attarder un peu, et ce, en tenant compte de l’avertissement donné à la fin par l’auteur dans sa conclusion: « Le drame du bonheur est sa convoitise. Elle croit s’en saisir, à travers mille choses ou une seule, et ne prend que le néant. » Or, d’après Véronique Margron, quel est le contraire de la convoitise? L’hospitalité. C’est le maître mot.
L’entrée en matière le précise: « Vivre l’hospitalité, c’est prendre avec soi le monde tel qu’il est, l’autre tel qu’il se présente. C’est ce que Jésus a vécu. Non pour laisser les choses en l’état, mais au contraire, espérer y soutenir des changements. » L’hospitalité, c’est d’abord celle qu’on doit avoir envers soi-même et envers sa propre histoire: « L’hospitalité requiert de la patience, du temps habité, travaillé. Notre force vient du coeur de la foi: quelqu’un, le fils de Dieu lui-même, en prenant condition d’homme, fait hospitalité à chacun de nous, [et] à tout l’humain. […] Ceci peut être une voie pour croire qu’il est possible de devenir hospitalier à sa propre existence. » C’est une invitation au consentement à soi-même, et la dernière parole du Décalogue est fondatrice de cette invitation: « tu ne convoiteras pas… ». La convoitise peut être pensée comme l’envers du consentement à soi-même, explique l’auteur. Elle est l’opposé du « travail du désir qui connaît le temps de la patience, de l’attente et du manque ». L’hospitalité envers autrui en découle, comme d’un mouvement de fond: il s’agit de vivre avec soi pour pouvoir vivre ensemble. C’est à ce mouvement de fond que peut contribuer pour sa part la proposition de foi:
« Nous ne pouvons vivre sans faire hospitalité. Qu’elle soit heureuse, dans la relation à l’être aimé ou dans l’exercice d’une profession où l’on se réalise, ou qu’elle soit difficile ou conflictuelle… ce labeur pour ne pas vivre séparé de l’autre — dans une autonomie qui peut devenir désespérante de solitude ou un individualisme forcené — relève d’une décision éthique et spirituelle. Il revêt également une dimension politique. Il faut que la communauté sociale se remette sans cesse d’accord sur ce qui nous fait humains, chacun et ensemble. Non pas pour se donner le droit de décider qui est un homme et qui ne l’est pas, mais au contraire pour se reconnaître de la même humanité, celle qui nous précède toujours et dont nous sommes redevables, tous. La communauté chrétienne, pour sa part, vient ici apporter sa quote-part en quelque sorte. Elle offre son trésor en partage. »
L’hospitalité christique universelle de Jésus se manifeste jusque sur la croix dans le dialogue inouï avec le bon larron, qui s’entend dire: « Tu seras avec moi… » Le chapitre deuxième sur la « parole bonne » suit alors naturellement de ce qui précède, dans le mesure où cette parole naît du sein de l’hospitalité. Or, de même qu’il y a un envers de l’hospitalité qui est la convoitise, il y a aussi un envers de la parole qui est le mensonge. La parole bonne, « que ce soit celle qui fait place à la respiration de l’écoute, ou celle de la promesse, ou encore celle de la confiance donnée pour toute la vie[,] […] a d’abord à faire avec le risque du mensonge ». Le mensonge a lui-même rapport à la convoitise, sorte de péché originel, comme on peut le voir dans le récit de la Génèse. Ève se fait « prendre » par le langage du serpent parce qu’elle ne prête plus attention à la parole de Dieu. La prétention d’être « comme des dieux » est avant tout celle du serpent; à travers Adam et Ève, il se croit tout-puissant, les poussant à la faute. L’homme et la femme se font piéger: « à céder à la convoitise insinuée par le serpent, ils perdent tout, c’est-à-dire la confiance, et entrent dans l’ère de la crainte et du soupçon. » Là est sa victoire en quelque sorte.
L’auteur ajoute, précisant ainsi le sens de sa propre démarche: « La figure du serpent va courir jusqu’au Nouveau Testament. C’est toujours aux prises avec le mécanisme du mensonge, gagnée sur lui, que survient la parole bonne, celle qui permet de retrouver de la confiance, dans la liberté. Quant au faux dieu du serpent, celui qui surveille et a peur du pouvoir des hommes, il n’est jamais très loin de nos images et demande l’écoute active de la Parole pour le tenir à distance. » Cette écoute est encore une forme d’hospitalité. Le Seigneur se tient à la porte et il frappe; si quelqu’un entend sa voix et ouvre la porte, il entrera chez lui (Apocalypse 3, 20). L’avenir lui-même demande à être accueilli. Dans le chapitre qui traite de l’importance du temps en toute vie, Véronique Margron a cette belle formule: « Croire au Royaume, c’est croire que nous n’allons pas seulement vers l’avenir, mais qu’il vient à nous. » L’avenir de Dieu s’approche chaque fois que « quelqu’un est consolé, qu’une injustice est dénoncée, que la paix advient. En d’innombrables espaces de notre monde, même microscopiques […]. Qui plus est, en Jésus, nous avons déjà vu ce Royaume. »
La réflexion de l’auteur sur l’hospitalité commençait par la nécessité du consentement à soi-même. Or, en dernière instance, chacun est ramené à sa conscience. Le concile Vatican II, rappelle Véronique Margron, le déclare dans la constitution sur l’Église dans le monde de ce temps: « La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. » La posture de solitude est donc indépassable pour le croyant. Mais solitude ne signifie pas isolement, car « le croyant confesse qu’il n’est pas seul en lui-même. Il croit que sa conscience est habitée par un Autre, mystérieux et insaisissable, mais plus proche à lui-même que lui-même. […] Rien ne prend la place de la conscience. Dans la tradition catholique, le Magistère — qui détient une grande autorité — n’est pas au-dessus de la conscience, mais vient l’instruire. En ce sens, l’autorité dans l’Église rend un service essentiel à ce difficile labeur de la conscience: la relier à plus grande qu’elle-même; lui permettre d’entrer dans une histoire de pensées et d’actions; lui proposer des clefs d’interprétation. » L’hospitalité à toute histoire humaine se conjugue avec l’agir « dans le secret» (évangile du Mercredi des Cendres).
Les histoires humaines ne sont jamais loin, ni la Bible, quand il s’agit de comprendre l’hospitalité à la manière de Véronique Margron (comme en témoigne ce passage de la préface): « N’oublions pas que la Bible raconte des histoires humaines. […] Quand nous ne savons plus ce qu’il convient de penser ou de faire [,] quand un espace se creuse, qu’un déplacement s’opère en nous, quand reste ouverte une question, alors la Bible peut faire en nous son oeuvre. Elle n’est pas un réservoir de réponses, moins encore de recettes, mais cette source vivifiante qui offre un orient propose des chemins afin que l’homme fasse sa vie sur cette terre, dans le respect, la bienveillance, le soin de l’autre, la reconnaissance qu’il est précédé par une autre Parole. […] Si nous ne devons pas sous-estimer la résistance du mal, nous ne pouvons pas non plus oublier l’espérance, vertu qui donne de croire par-delà le désespoir. Un avenir peut s’ouvrir. Toujours. »
Merci soeur Véronique.