Il faut que j’écrive mon billet. Quel sujet aborder cette semaine? Les journaux tout comme les internautes me font des suggestions. Mais une seule idée me traverse l’esprit depuis hier soir. Je devrais dire : m’obsède. Hier soir, en effet, j’ai assisté au visionnement du film de Xavier Beauvois et Étienne Comar, Des hommes et des dieux. Ce chef d’œuvre du cinéma, gagnant de nombreux prix, raconte le cheminement de quelques moines cisterciens de Tibhirine en Algérie entre 1993 et le mois de mars 1996.
Cheminement qui n’a pas son pareil. Une petite communauté de cisterciens vit dans un village de musulmans à 90 kilomètres au sud d’Alger. Le monastère Notre-Dame-de-l’Atlas se dresse humblement dans un paysage aride à l’image des conditions de vie de la population locale. Les moines trappistes cultivent un lopin de terre. Ils vendent leur miel au marché. L’un d’eux, le frère Luc, est médecin et soigne tous les malades et les blessés qui se présentent au monastère. Les bons comme les mauvais, les innocents comme les terroristes. Cent cinquante patients par jour! Pour leur venir en aide : un stéthoscope, quelques médicaments parmi les plus élémentaires… Et surtout, de l’amour, de l’attention, beaucoup d’humanité.
Les moines sont menacés de toute part, à la fois par les terroristes islamistes et par l’armée. En pleine guerre, l’Algérie veut foutre à la porte tous les étrangers, surtout les Français, ces anciens colonisateurs.
Les moines vont-ils partir? Vont-ils rester en solidarité avec la population locale? Vont-ils rester au nom de la paix, au nom du Prince de la paix en qui ils ont remis leur vie? Deux heures de projection résument quelques années de réflexion pour clarifier ces questions et tracer une réponse courageuse.
Le cheminement est situé concrètement dans la vie quotidienne des moines, dans les rencontres de villageois, avec les menaces des terroristes et le harcèlement de l’armée. Mais le combat intérieur de ces hommes prend la première place tout au long du film. La lutte est intense entre, d’une part, choisir de partir et sauver sa vie, et, d’autre part, rester et affronter probablement la mort.
Le combat est d’autant plus difficile que les moines veulent avant tout demeurer fidèles à ce qui les a conduits à Tibhirine. Au fil des années, jour après jour, ils ont créé des liens et surtout ils sont devenus témoins de la paix. Dans leur engagement dans la vie monastique, ils ont donné leur vie. Et voilà que ce don risque de prendre la forme bien concrète du martyre. Le oui de leur profession religieuse est appelé à un radicalisme qu’ils n’avaient pas envisagé être aussi exigeant.
Ce combat ressemble étrangement à la lutte de Jacob avec l’inconnu sur la route de Yabboq (Cf. Genèse 32, 23-33). Dans le corps à corps avec le mystérieux personnage, Jacob découvre finalement qu’il s’est battu avec Dieu : «J’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve» (32, 31).
Les moines de Notre-Dame-de-l’Atlas ont rencontré Dieu. Ils l’ont fraternellement aimé dans les compagnons de vie qu’ils étaient les uns pour les autres. Ils l’ont aimé dans les villageois avec qui ils partageaient des conditions de grande pauvreté. Ils l’ont même aimé dans ces adversaires, terroristes ou soldats, qui ont finalement eu leur peau.
«Je l’ai dit : Vous êtes des dieux,
Des fils du Très-Haut, vous tous!» (Psaume 81(82))