Au moment de présenter ce livre d’entretiens de Benoît XVI, un rapprochement s’impose d’emblée avec son précédent ouvrage sur Jésus de Nazareth. Il convient en effet de rappeler ici la mise en garde de l’auteur, qui tenait à préciser dans l’avant-propos de l’ouvrage qu’il ne s’agissait pas d’un acte du magistère, et que chacun était libre de le contredire. Surtout, le lecteur était alors prié de lui faire le crédit de la bienveillance sans laquelle il n’y a pas de compréhension possible.
Cette bienveillance, dans le cas présent, est d’autant plus nécessaire que le pape a pris le risque de se prêter au jeu des questions et réponses avec le journaliste Peter Seewald à qui il a laissé toute l’initiative et toute la latitude voulues en la matière. L’ouvrage qui en a résulté est issu de six heures d’une conversation riche et sans façon, menée en allemand, la langue maternelle de Benoît XVI. Ces entretiens avec le pape ont eu lieu dans sa résidence d’été de Castel Gandolfo du 26 au 31 juillet 2010. Jamais pape n’avait pris une telle décision: ouvrir son coeur à tous, et ne laisser aucune question de côté. Comme l’a dit le porte-parole du Vatican, le P. Frederico Lombardi, le pape s’est volontairement exprimé dans une langue ordinaire que tous peuvent comprendre; c’est un acte de courage, car Benoît XVI savait qu’il prenait le même risque énorme que dans le cas de son livre personnel sur Jésus.
Mais le pari semble en voie d’être gagné, car on peut déjà relever un ensemble d’opinions favorables qui sont autant de motifs d’entreprendre la lecture du livre. Pour commencer, un premier commentateur dit que ce livre doit absolument être lu par tous ceux qui s’intéressent, même de loin, à la vie de l’Église. Concernant la forme et le genre littéraire de l’ouvrage, le ton est direct, modeste, franc et sans détours. Pour ceux qui n’ont guère jusqu’à présent pris le temps de lire Benoît XVI dans le texte, ce livre dessine en creux un portrait plus subtil que l’image du pape conservateur qui le caractérisait dans l’opinion publique depuis son accession au pontificat. Comme le dit une journaliste d’un hebdomadaire de gauche que l’on ne peut soupçonner à priori de complaisance, c’est un nouveau visage du souverain pontife que l’on découvre et qui vient sensiblement corriger le portrait de l’intransigeant cardinal Ratzinger; le pape se révèle un pasteur soucieux des préoccupations de ce monde. Benoît XVI progresse par corrections successives; comme rarement, il confesse les négligences et les erreurs de l’Église, et cela donne un discours programmatique pour les temps à venir. C’est d’ailleurs sans doute le principal mérite de Peter Seewald, que d’avoir su faire voir la personnalité du pape actuel sous cet éclairage. Mais après tout, qui pouvait prévoir l’évolution sur le plan personnel de ce pape ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi? On pourrait emprunter ici une comparaison à l’histoire, et dire qu’il lui est arrivé un peu la même chose qu’autrefois au président Abraham Lincoln: il a grandi dans l’exercice de sa fonction.
Une observatrice chevronnée du quotidien La Croix exprime sa satisfaction de voir un Benoît XVI capable de porter son regard au-delà des murs du Vatican pour remettre l’Église devant la perspective plus vaste de l’histoire de l’humanité. On touche là au fond des choses, et on passe à un autre niveau. Un fil conducteur fait ressortir l’intérêt du livre dans son mouvement même: si le ton est libre, simple et léger parfois au début, l’échange se fait bientôt plus profond et finit par embrasser les enjeux qui concernent le monde actuel et l’Église dans le monde, et par conséquent les grandes interrogations spirituelles. Il faut alors dire un mot sur ce qui constitue un des axes principaux du livre: la nouvelle évangélisation. Elle est devenue aujourd’hui une priorité du pontificat de Benoît XVI. Or, dans la vision des choses qui se dégage des réponses aux questions de Peter Seewald, cette question de la nouvelle évangélisation est clairement liée au rapport à la modernité. Cela peut paraître étonnant quand on pense à l’impression que pouvait donner Benoît XVI, au début de son pontificat, d’entretenir un rapport difficile avec la modernité. Mais les entretiens avec le journaliste montrent bien que le pape ne perd jamais de vue les relations entre la foi et la modernité. Comme l’a fait remarquer Monseigneur Fisichella, qui préside le nouveau Conseil pontifical pour la nouvelle évangélisation, la modernité n’est pas seulement négative aux yeux du pape. Pour Benoît XVI, au contraire, il est essentiel de pouvoir conjuguer foi et raison aussi bien que les droits individuels et la responsabilité sociale. Le pape rappelle que le Concile s’est chargé et acquitté de la grande tâche de redéfinir la relation de l’Église avec l’ère moderne, ainsi que la relation de la foi avec ce temps et ses valeurs. Mais transposer cela dans l’existence et rester en même temps dans la continuité intérieure de la foi est chose difficile. L’Église n’impose rien à personne, affirme le pape; elle ne cherche pas non plus à avoir du succès; elle n’est pas une entreprise. La grande mission de l’Église reste de relier la foi, c’est-à-dire le regard au-delà du tangible, avec la raison ou la responsabilité rationnelle.
L’analyse que fait Benoît XVI montre comment l’ère moderne a cherché sa voie parmi les concepts fondamentaux de progrès et de liberté. Mais qu’est-ce que le progrès? Le concept de progrès, explique-t-il, avait à l’origine deux aspects. D’abord, c’était le progrès de la connaissance. Or la connaissance, c’est le pouvoir; et ce pouvoir permet aussi de détruire. La question est donc: qu’est-ce qui est bien? Où la connaissance doit-elle mener le pouvoir? Il faudrait donc aujourd’hui engager un grand examen de conscience, dit le pape. C’est pourquoi, par-delà la connaissance et le progrès, une autre réflexion est nécessaire. Car il s’agit aussi de l’autre concept fondamental des temps modernes: la liberté, entendue comme liberté de pouvoir tout faire. De cette idée on tire la prétention selon laquelle la science n’est pas divisible: ce que l’on peut faire, on doit aussi le faire; toute autre attitude serait contraire à la liberté. Est-ce vrai? Pour sa part, Benoît XVI croit fermement que ce n’est pas vrai. D’où l’importance de l’effort à consentir pour faire en sorte que les deux, l’Eglise et la pensée moderne, s’adaptent l’une à l’autre. L’existence chrétienne ne doit pas devenir une sphère archaïque, dit le pape, où l’on vivrait en quelque sorte à côté de la modernité. C’est bien plutôt quelque chose de vivant, de moderne justement, qui travaille et forme l’ensemble de la modernité religieuse. Il faut mener une grande lutte intellectuelle sur ce terrain; il est important de vivre et de penser le christianisme de telle manière que la bonne, la vraie modernité, qui se distingue d’une contre-religion, l’accepte en soi. La question est en réalité de savoir si, et dans quelle mesure, le mouvement de sécularisation est juste: où la foi peut-elle et doit-elle s’approprier les formes de la modernité? Et où doit-elle leur opposer de la résistance? Avec Benoît XVI, le rapport à la modernité n’a donc finalement rien de simple. Le pape actuel est un résistant, cela on le savait déjà. Ce qu’il faut retenir cette fois de son livre d’entretiens, c’est l’ouverture sur la modernité elle-même. Reste à souhaiter que cette ouverture se traduise dans un nouveau projet… au-delà du stade des bonnes résolutions.
Bonne Année!