Pour une fois qu’un film pose, en son centre, un problème moral, il ne faut pas le laisser s’enfuir. Le jeune cinéaste roumain Corneliu Porumboiu propose avec Policier, adjectif, au titre énigmatique, une œuvre réalisée avec une grande exigence formelle, à travers laquelle s’ébauche le questionnement éthique.
Au début du film, la ville roumaine de Vaslui, où est né Porumboiu, s’éveille dans un gris bleuté qui sera la couleur dominante, nous faisant pénétrer dans un univers qui, sans être aussi sinistre qu’au temps de Ceausescu, reste profondément triste. Nous allons suivre un jeune policier, prénommé Cristi, non sans intention sans doute. Il est chargé de surveiller et même d’espionner un lycéen qu’un de ses camarades de classe a dénoncé comme fumeur de haschich.
Le rythme du film est donné par ces séquences de filature, d’attente, laborieusement notées à la fin de la journée de travail, qui s’arrête à 17h55 dans l’horaire du parfait bureaucrate. Le reste de l’œuvre ? De rares dialogues que le policier taciturne échange avec ses collègues au poste de police ; ses repas solitaires ou parfois ponctués de discussions avec sa femme qui est professeur de roumain ; et, enfin, la confrontation finale avec son chef, « le commandant ». Celui-ci essaie de le persuader d’exécuter ses ordres, auxquels Cristi estime devoir résister au nom de sa « conscience », définie par lui comme ce qui lui interdit de faire « quelque chose qu’il pourrait regretter ».
Cristi, en effet, est un rebelle tranquille. Il est convaincu que ce n’est pas un vrai délit que de fumer à trois (deux garçons et une fille), dans la cour du lycée, ces joints dont l’usage, dans d’autres pays, est licite. Se sent-il de la même génération que ces jeunes à qui il demande de le tutoyer pour ne pas « se sentir vieux » ? C’est aussi qu’il se préoccupe de leur avenir – déjà incertain dans un pays comme la Roumanie actuelle – qu’une interpellation compromettrait à coup sûr. Non sans une certaine logique, mais avec une conviction peu assurée, il estime qu’il vaudrait mieux se mettre à la recherche des trafiquants et des revendeurs. Mais la loi existe, qui interdit l’usage même de la drogue, lui rappelle son supérieur hiérarchique.
La dernière scène du film est une longue confrontation de Cristi avec son chef, précédée d’une attente en temps réel, ponctuée par le cliquetis du clavier de la secrétaire que la caméra cadre de face, alors que le jeune policier est, jusqu’à la fin du film, relégué à la gauche de la prise de vues, comme s’ils avaient déjà disparu, lui et sa problématique.
L’appel à la conscience, mot-clef de la résistance spirituelle de tant de héros et de martyrs, n’émeut pas du tout le chef de Cristi, qui se fait apporter le dictionnaire rédigé par l’Académie roumaine. Le mot de conscience, le mot loi, puis celui de morale, sont passés au crible des définitions, comme si ces dernières étaient seules à même de leur conférer une authenticité. L’attitude de Cristi, insinue-t-il, ne relèverait-elle pas plutôt de la définition de la « mauvaise conscience » ?
Dans ce film étonnant, le débat sémantique double subtilement la problématique morale. Alors que sa femme passe en boucle une rengaine populaire qui invoque sentimentalement le soleil, les fleurs et le printemps, expliquant à Cristi que ce sont des symboles de l’amour, du bonheur et du renouveau, le jeune homme lui rétorque, dans sa simplicité, qu’il vaudrait mieux parler directement d’amour, de bonheur et d’infini ! Il s’étonne également que l’Académie roumaine puisse décider un beau jour de l’orthographe d’un mot. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec la loi ? Pourquoi ne serait-il pas un jour permis de consommer certaines drogues ?
Ainsi Cristi a-t-il un rapport simple, quoique douloureux, avec la vérité. Il n’aime pas les allégories, ni les définitions des dictionnaires, ni les complexités philosophiques. On le voit plutôt amateur de football et éventuellement de vodka. Au fond, pour lui, le mot « policier » n’est pas un substantif, qui le définirait ou l’enfermerait, mais davantage un adjectif, un qualificatif, plus léger, moins contraignant, relatif.
Mais ce doute, comme le film lui-même qui le dévoile et le couvre, est en fait subversif. Certes, il peut y avoir une attitude prophétique dans la dénonciation de la loi qui, à certains moments, s’avère décalée avec la réalité, injuste et dépourvue de proportionnalité. On sait que c’est la difficulté de toute législation répressive. La notion d’objection de conscience, que Cristi tente maladroitement d’invoquer, permet de dissocier une action légale et des convictions. Celles de Cristi relèvent de la compassion devant les conséquences exagérées qu’aurait une condamnation pour ces jeunes. Son raisonnement est inconsciemment subversif, car, si la loi existe, un policier est chargé de l’appliquer. Il doit obéir ou changer de métier.
Bien entendu, Corneliu Porumboiu vise ici la logique du totalitarisme : combien de simples exécutants des lois iniques du nazisme et du communisme n’ont-ils pas voulu, ou même pas pu, se poser la question de leur conscience ? Nouveau Candide de la société post-soviétique, Cristi confond peut-être le relatif, le contingent et l’arbitraire et il exprime plutôt le malaise qu’engendre l’absence de repères et peut-être de culture. Le film de Porumboiu, en tout cas, a le mérite de nous interroger sur les complexités du jugement moral.