Poetry (Poésie), le film de Lee Chang-dong, écrivain et cinéaste, ministre de la Culture en Corée-du-Sud en 2003, tourne entièrement autour de ce personnage, merveilleusement interprété par Yun Jung-hee, actrice très connue dans son pays. Long (2h20), parfois lent ou plutôt contemplatif, le film est conçu avec un extrême savoir-faire dans l’imbrication de scènes dont aucune n’est gratuite. Chaque élément donné, même mineur, recevra son explication ou fera rebondir l’action.
Il y a deux versants dans la vie de Mija. Le premier est celui de la réalité crue et rude qu’elle aborde avec courage mais aussi avec la grâce que suggère son apparence. Elle élève son petit-fils, un adolescent bien mal embouché, dont la mère divorcée travaille à Séoul. Pour cela, elle s’occupe d’un vieil hémiplégique, libidineux et avare, lui faisant sa toilette, son ménage et lui donnant à manger. Et puis, il y a les soucis de sa propre santé : à l’occasion d’une consultation médicale, par laquelle commence le film, elle va découvrir que ses oublis de plus en plus fréquents sont l’annonce impitoyable de cette sénilité qui porte le nom d’Alzheimer.
De l’autre côté, il y a le rêve de Mija, non pas de devenir poète – c’est trop tard et c’est trop glorieux – mais d’écrire au moins une fois un poème… Docile aux enseignements de son maître du club de poésie, la voilà à la recherche du cœur des choses, comme il l’a expliqué à sa classe : voir une pomme comme on ne l’avait encore jamais vue… Mija épie les reflets du soleil sur les feuilles, sur les rivières, sur toute la nature qui lui paraît ainsi transfigurée ; elle écoute passionnément le chant des oiseaux dont elle interroge le sens à jamais perdu pour nous. Elle note tout cela dans son petit carnet, récupérant ces mots, ces jolis idéogrammes qui lui échappent de plus en plus dans la vie quotidienne.
La poésie dans la réalité
Cette vie de tous les jours, avec des âpretés qu’on finit par domestiquer et des rêves qui ne font de mal à personne, même s’ils apparaissent un peu étranges, va être heurtée de plein fouet par une réalité terrible : Mija apprend que son petit-fils a participé au viol collectif et répété d’une jeune fille de son collège et qu’elle s’est suicidée en se jetant du haut d’un pont. C’est le corps de cette adolescente qui dérivait dans le fleuve somptueux dont le flux invitait le spectateur, dès les premières images, à ne pas trop croire à la trompeuse tranquillité de la vie. Le film nous montrait ensuite le désespoir de la mère dont Mija avait été témoin dans la rue.
Les parents des autres garçons coupables décident d’étouffer l’affaire en offrant à la mère de la victime une forte somme. Mija devra fournir la part qui lui incombe et dont elle n’a pas le premier sou.
C’est alors que la seconde partie du film en dévoile la signification, qui est à proprement parler morale. La recherche du mot juste, la traduction exacte du sentiment, la rectitude de la pensée, qui font de la poésie un art, n’ont plus à s’exercer sur les petits oiseaux ou sur les jolies fleurs : elles sont à trouver dans la dure, sordide et odieuse réalité. Elles s’appellent compassion, vérité et justice. Ce sont elles qui nous mènent au cœur des choses.
C’est bien la compassion, mais comme déplacée et en fait inutile, qui amène Mija à suivre la trace de la jeune victime, à repérer les lieux du forfait puis du sacrifice, et même à participer, de loin bien sûr, au service catholique célébré à sa mémoire. C’est elle aussi, peut-être, qui, dans un oubli à demi-conscient de sa mission de négociation, lui fera trouver des mots vrais sur la beauté du monde devant la mère de la jeune fille, paysanne occupée aux travaux des champs.
Pour rêveuse qu’elle soit, Mija a le sens de la vérité et ne tolère pas l’attitude fuyante, avachie et irresponsable de son petit-fils. Elle lui révèle très vite qu’elle a connaissance de son forfait. Elle le secoue au sens physique du terme lorsqu’il se réfugie dans son lit et se cache sous sa couverture. Si, par un moyen pour le moins étonnant, elle arrive à se procurer sa part du dédommagement offert à la famille de la victime, elle ne peut accepter de couvrir purement et simplement ce petit-fils que, par ailleurs, elle gâte et aime tant. Avec une discrétion telle que la signification de la scène peut échapper, le cinéaste nous fait comprendre qu’elle l’a dénoncé à la police.
Dès ce moment-là, Mija disparaît de l’écran. A-t-elle décidé, comme les vieux de la campagne le faisaient en Asie, de disparaître dans la montagne pour ne plus être à charge de la société ? Est-elle simplement partie vers quelque autre horizon pour retrouver l’inspiration qui lui a dicté son premier poème, si longtemps cherché ? Allez savoir avec les poètes… Elle est bien capable de revenir, menue, élégante, dans sa rectitude et sa droiture qui n’excluent pas la malice et l’ingéniosité. En tout cas, on ne l’oubliera pas de sitôt.