L’écrivain Yann Martel, récipiendaire du prestigieux Booker Prize 2002, a dit à propos de son roman Life of Pi: «Si on veut faire une lecture métaphorique de mon roman, on pourrait dire que le tigre représente Dieu, un Dieu que l’on craint mais qui nous console et qu’il faut apprivoiser.» (Entrevue dans Le Devoir, le samedi 17 mai 2003)
Derrière une telle affirmation, il y a une expérience de Dieu bien particulière. Mais peut-elle être autrement que particulière? Chaque personne vit une spiritualité qui lui est propre. Chacun de nous vit une relation unique avec Dieu, une relation unique avec le Christ.
Certains sont fascinés par le Christ, sa sagesse, sa vision de l’être humain et ils s’inspirent de cette vision pour la conduite de leur vie. D’autres voient en lui un modèle de don de soi, de service des autres. Ils sont prêts à le suivre sur ce chemin de l’attention aux autres. D’autres reconnaissent en lui le premier-né d’entre les morts, promesse de résurrection pour eux-mêmes et les autres humains. D’autres croient qu’il est le Fils de Dieu au point qu’il soit impossible d’entrer en relation avec Dieu sans passer par lui. D’autres s’engagent dans des actions de justice ou de paix au nom de l’Évangile de compassion du Christ.
Nous pourrions allonger la liste, presque à l’infini, de nos diverses relations avec celui qui a galvanisé le meilleur de chaque personne depuis deux mille ans. Mais demandons-nous quelle relation le Christ veut-il vivre avec nous? Comment veut-il nous relier à Dieu qu’il appelle son Père?
En reprenant l’image de la vigne, Jésus propose un lien unique: il donne sa vie – et la donne totalement – pour que nous puissions vivre et vivre pleinement. Il arrive que des humains donnent leur vie pour d’autres. En fait, il faudrait dire qu’il perde leur vie ou il la consacre pour que d’autres puissent vivre. Je pense à certains parents de handicapés qui orientent toute leur existence en fonction de leur enfant qui a besoin de leur aide. Je pense à cet homme qui est mort en sauvant un autre de la noyade.
Jésus, cependant, va plus loin encore. Comme la sève du tronc de l’arbre circule jusque dans les branches, Jésus transmet sa vie, sa vie de ressuscité, en ceux qui veulent bien greffer leur être sur lui. Au baptême, nous sommes plongés dans sa mort, en espérant que notre propre vie et notre propre mort soient investies de la fécondité de sa mort à lui. Nous participons le plus souvent possible à l’eucharistie pour communier à sa Parole, la faire nôtre, et communier à un pain que nous reconnaissons comme son corps. Nous nous engageons au service des autres dans l’espérance que ce soit lui qui serve les autres à travers nous. Nous partageons la vie de l’Église au sein d’une communauté particulière, lieu de la présence du Ressuscité. Finalement, nous espérons que l’Esprit du Christ nous habite à ce point que ce ne soit plus nous qui vivions, mais le Christ qui vive en nous, pour reprendre l’expression de saint Paul.
Profonde communion, alliance intime. C’est même par cette communion et cette alliance que Dieu veut que son Fils demeure avec nous jusqu’à la fin du monde.
Comment parvenir à une telle communion? En nous abandonnant entre les mains de Dieu. Il s’agit moins de faire des choses que de nous confier à Dieu. Il s’agit moins d’apprivoiser Dieu que de nous laisser séduire par lui. C’est lui qui nous relie à son Fils et, par son Fils, qui nous relie à lui. Finalement, tout le fruit que nous portons vient de cette sève qui coule dans l’arbre qu’est le Christ. C’est lui qui nous fait donner du fruit.
Récemment, Statistiques Canada révélait que 83% des Québécois se reconnaissent catholiques! Parmi ces 83%, 30% pratiquent leur religion. Des chiffres étonnants! Des chiffres qui n’auraient pas surpris durant les années 50 ou 60, mais qui laissent pantois en 2003! Même les 30% de pratiquants peuvent nous faire hésiter: le Jour du Seigneur réunit habituellement un pourcentage de la population catholique plus proche de 10 que de 30. Du moins à première vue.
Je demeure songeur surtout devant la non pratique. Comment pourrais-je me considérer appartenir à une entité sans jamais ou presque participer aux activités de celle-ci? Une appartenance nominale est-elle suffisante?
Nous pouvons poser la question pour l’appartenance à la plupart des organismes et des institutions. Elle devient plus que pertinente quand il s’agit de la foi au Christ. Nous pouvons rencontrer le Christ de mille façons. Il peut nous rejoindre par mille sentiers. Mais nous ne sommes reliés à lui que dans la communion à sa vie. Une communion effective, une communion qui s’exprime dans des gestes concrets, des paroles spécifiques.
Cette communion s’apparente à la sève qui irrigue le tronc et les sarments d’une vigne. C’est l’image que Jésus utilise. Elle est suggestive. Elle l’est sans doute particulièrement dans les pays de vignobles. Elle laisse deviner que la vie qui habite le croyant ou la croyante prend sa source dans le Christ. Ce n’est pas par hasard qu’un sacrement comme l’eucharistie consiste à rendre grâce à Dieu en mangeant du pain et en buvant à une coupe. Il y a là une assimilation. Au terme de la démarche, on ne peut distinguer le pain lui-même du corps de la personne qui l’a mangé. Au terme de la rencontre eucharistique, ce n’est plus moi qui vis mais le Christ qui vit en moi, pour reprendre les mots de saint Paul. Au baptême, nous sommes plongés dans sa mort, en espérant que notre propre vie et notre propre mort soient investies de la fécondité de sa mort à lui.
Dans la foi, notre lien avec le Christ fait en sorte que les gestes que nous posons, les paroles que nous prononçons peuvent être ceux du Christ lui-même. L’attention que je porte à un ami devient l’attention du Christ pour cet ami. L’amour que je manifeste à ma conjointe traduit entre nous une alliance qui prend racine dans l’alliance du Christ et de son Église. Le témoignage que je porte dans mon milieu devient présence même du Seigneur. Même le travail le plus profane que je réalise peut devenir une contribution à l’édification du royaume de Dieu dans le monde.