Le texte que les éditions Bayard font paraître sous le titre de « La collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde », avec comme nom d’auteur Benoît XVI, reproduit le contenu de la « Lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi aux évêques de l’Église catholique » qui fut d’abord publiée, en 2004, sous la signature de celui qui était alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le cardinal Joseph Ratzinger. Ces détails ont leur importance si l’on veut situer correctement ce texte pour le bénéfice d’un lectorat plus vaste que celui auquel il était destiné au départ, à savoir, comme l’indique bien le libellé original, les évêques de l’Église catholique. Car la question se pose: par-delà les évêques eux-mêmes, à qui s’adresse ce texte?
Un premier élément de réponse se trouve déjà dans le fait que Bayard publie cette lettre accompagnée d’une préface du cardinal Godfried Daneels, qui a certainement une bonne crédibilité auprès d’un public élargi. Il résume dans sa préface ce qui constitue selon lui la « thèse » du livre. Le vrai visage de l’humanité: voilà ce qui est en cause pour le cardinal Daneels. Comme l’explique le préfacier: « la différence entre l’homme et la femme est une alchimie unique, qui donne à notre humanité son vrai visage. […] L’humain est un être relationnel, et la relation la plus fondamentale trouve son origine dans la différence des sexes. […] Notre corps est sexué. La différence entre l’homme et la femme n’est pas seulement culturelle. […] Penser pareille différence en termes de rivalité — de guerre des sexes — aboutit à une impasse. […] La promotion de la femme ne passe donc pas exclusivement par une revendication de droits — même si cela est légitime et nécessaire — mais doit également se faire à travers une valorisation de valeurs authentiquement féminines au sein de la société et de l’Église. » C’est dire à quel point l’enjeu concerne monsieur et madame Tout-le-monde.
Autre élément de réponse: on peut dire que ce document occupe une position intermédiaire, en quelque sorte, entre les encycliques de Benoît XVI et son précédent livre sur Jésus de Nazareth. Le livre sur Jésus se présentait comme le résultat du cheminement personnel du cardinal Joseph Ratzinger; il appartient à un genre littéraire qui lui est propre, et qui n’est pas celui d’un acte du magistère. La lettre aux évêques, en revanche, a un poids institutionnel qui diffère de ce que peut produire un « simple » cheminement intérieur. Pourtant, cela ne devrait pas constituer un empêchement à toute distance critique, ni une entrave à la liberté dans la façon dont l’enseignement qu’il contient sera reçu par l’ensemble des lecteurs, et surtout, dans le cas présent, des lectrices. De ce point de vue, et dans un esprit de dialogue, l’auteur devenu pape a encore besoin qu’on lui fasse le « crédit » qu’il demandait pour son livre sur Jésus: celui de la bienveillance… « sans laquelle il n’y a pas de compréhension possible ».
Enfin, on peut également situer ce document le long d’une trajectoire qui laisse voir une évolution sur un point important. En effet, si le cardinal Ratzinger emploie encore dans sa lettre de 2004 l’expression du pape Paul VI sur l’Église « experte en humanité », cette formule ne sera pas reprise comme telle par Benoît XVI dans son discours du 18 avril 2008 aux Nations Unies. En 2004, donc, la lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi débute avec ces mots: « Experte en humanité, l’Église s’est toujours intéressée à ce qui concerne l’homme et la femme. » Expert en humanité: voilà comment, en plein concile Vatican II, le pape Paul VI choisit de se présenter devant l’ONU le 4 octobre 1965. Comme il dit alors: « C’est en ami que Nous venons à vous. […] Notre message veut être tout d’abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution [qu’est l’ONU]. Ce message vient de Notre expérience historique. C’est comme « expert en humanité » que Nous apportons à cette Organisation le suffrage de Nos derniers prédécesseurs, celui de tout l’Épiscopat catholique et le Nôtre, convaincus que Nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale. » Or cette « expérience historique » de l’Église, dont parle le pape, c’est celle même qu’évoquera la constitution Gaudium et spes, c’est-à-dire l’enseignement de Vatican II sur l’Église dans le monde de ce temps. C’est pourquoi Paul VI ajoute: « Nous faisons Nôtre aussi la voix des pauvres, des déshérités, des malheureux, de ceux qui aspirent à la justice, à la dignité de vivre, à la liberté, au bien-être et au progrès. »
En 2008, Benoît XVI garde la même ligne de pensée, mais il baisse encore le ton, pour ainsi dire, par rapport au déjà modeste « expert en humanité ». Il se contente de maintenir l’offre de partage d’une expérience historique… « en humanité ». Partant de la nécessité des règles et des structures ordonnées à la promotion du bien commun, et donc à la sauvegarde de la liberté humaine, le pape fait valoir « la volonté des croyants de mettre leur expérience au service du bien commun ». Comme il le dit: « Leur tâche est de proposer une vision de la foi non pas en termes d’intolérance, de discrimination ou de conflit, mais en termes de respect absolu de la vérité, de la coexistence des droits et de la réconciliation. » Pour cette raison, « la pleine garantie de la liberté religieuse […] doit prendre en considération la dimension publique de la religion et donc la possibilité pour les croyants de participer à la construction de l’ordre social. » Et le pape conclut: « Les Nations Unies demeurent un lieu privilégié où l’Église s’efforce de partager son expérience « en humanité », qui a mûrit tout au long des siècles parmi les peuples de toute race et de toute culture, et de la mettre à la disposition de tous les membres de la communauté internationale » (Discours de Benoît XVI à l’ONU, le 18 avril 2008).
Ces propos, pris à des années d’intervalle, manifestent une pensée en mouvement; ils s’opposent à une interprétation statique des textes; et ils apportent un souffle libérateur dans la lecture des actes du magistère, et particulièrement dans le cas de la lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Or, au sujet de l’homme et de la femme, des thèses s’affrontent à propos desquelles l’Église croit devoir se prononcer en faisant valoir, dans les termes nouveaux utilisés par Benoît XVI à l’ONU, une certaine expérience « en humanité ». Forte de son expérience historique et au nom d’une certaine mémoire, l’Église souhaite partager, et elle veut témoigner. Mais que peut-elle apporter ainsi au monde? La lettre l’explique: « L’Église est aujourd’hui interpellée par certains courants de pensée dont bien souvent les thèses ne coïncident pas avec les perspectives authentiques de la promotion de la femme. […] Le présent document entend proposer des réflexions inspirées par les données doctrinales de l’anthropologie biblique — indispensables pour protéger l’identité de la personne humaine — sur certains présupposés d’une conception correcte de la collaboration active de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, dans la recconnaissance de leurs différences » (Introduction).
Le point de départ de cette lettre se trouve en fait dans une situation inédite qui crée, selon la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, un problème pour « l’anthropologie ». Des tendances nouvelles se sont affirmées pour affronter la question de la femme, dont une première consiste à souligner fortement la condition de subordination de la femme dans le but de susciter une attitude de contestation, et il y a problème dans la mesure où « cela conduit à une rivalité entre les sexes, dans laquelle l’identité et le rôle de l’un se réalisent aux dépens de l’autre, avec pour résultat d’introduire dans l’anthropologie une confusion délétère, dont les conséquences les plus immédiates et les plus néfastes se retrouvent dans la structure de la famille ». En outre, une deuxième tendance apparaît dans le sillage de la première, et fait voir ce qui se trouve en quelque sorte à la racine du problème: « Pour éviter toute suprématie de l’un ou l’autre sexe, on tend à gommer leurs différences, considérées comme de simples effets d’un conditionnement historique et culturel. […] Une telle anthropologie, qui entendait favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, a inspiré en réalité des idéologies qui promeuvent par exemple la mise en question de la famille, de par nature bi-parentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère. »
À cela, la lettre oppose ce que son auteur appelle les données fondamentales de l’anthropologie biblique. Une première série de textes bibliques examinés est constituée des trois premiers chapitres de la Genèse dans lesquels est décrite, entre autres, la puissance créatrice de la Parole de Dieu, qui fait naître « un monde ordonné à partir des différences qui sont en même temps des promesses de relations ». Le terme-clé, ici, est celui de « relation ». Comme le rappelle l’auteur: « L’humanité est décrite [dans la Genèse] comme articulée, dès son point de départ, par la relation entre le masculin et le féminin. C’est cette humanité sexuée qui est explicitement déclarée « image de Dieu ». » Le second récit de la création, pour sa part, « confirme sans équivoque l’importance de la différence sexuelle. […] Adam fait l’expérience d’une solitude que la présence des animaux ne réussit pas à combler. Il lui faut une aide qui lui corresponde ». Le mot « aide » ne ésigne pas un rôle de subalterne; le terme hébreu « ezer », traduit par aide, indique le secours que seule une personne peut apporter à une autre personne; il n’implique aucune connotation d’infériorité ou d’instrumentalisation: Dieu lui-même est parfois désigné dans la Bible comme « ezer » vis-à-vis de l’homme. La lettre insiste là-dessus: « Le but est en effet de permettre que la vie d’Adam ne se perde pas dans la seule relation à soi-même, stérile et en fin de compte porteuse de mort. […] Seule la femme, créée de la même « chair » et enveloppée du même mystère, donne à l’homme un avenir. »
L’anthropologie biblique sugggère donc une approche relationnelle des problèmes qui, au niveau public ou privé, mettent en jeu la différence des sexes, dont seuls le péché et les « structures de péché » inscrites dans la culture ont fait une source de conflit. Sur ce point, le grand exégète Paul Beauchamp a fourni une réflexion essentielle dans son étude sur la structure du péché dans l’épître aux Romains (cf. La loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999, chapitre XII). Cette rélexion se fonde sur l’interprétation du décalogue par saint Paul: « La connaissance de la vérité est le socle de la loi; le mensonge est la source des transgressions. La vérité est accessible, Dieu s’étant manifesté à tout être humain par sa Création. […] Dieu châtie l’idolâtrie en livrant l’idolâtre à la luxure. Il s’agit là du châtiment d’un mensonge. L’essentiel de la luxure est l’inversion de la séparation des sexes, leur disjonction. […] C’est là un refus de la connaissance de Dieu, un mal dans l’intelligence. […] » (cf. Rom. 1, 16-32). L’écoute du texte paulinien, dit l’exégète, « nous préserve assurément des complaisances, mais aussi des indignations suspectes. » Comme l’explique Paul Beauchamp: « Loin qu’il s’agisse d’un moralisme que le sexe obséderait, nous découvrons une mise en seconde place de la transgression sexuelle, traitée comme dérivée, il faut même dire comme symptôme d’un infléchissement spirituel de la parole créatrice. […] La faute contre Dieu créateur est plus fortement soulignée que la faute contre Dieu législateur. […] [Le châtiment] consiste en le dérèglement des moeurs lui-même, au lieu qu’il s’agisse de châtier ce dérèglement. »
La « bonne nouvelle » que le cardinal Ratzinger met au centre de sa lettre va dans le même sens; c’est celle d’une fidélité plus forte que le péché: « Insérés dans le mystère pascal et devenus des signes vivants de l’amour du Christ et de l’Église, les époux chrétiens ont le coeur renouvelé et peuvent échapper aux rapports marqués par la concupiscence et par la tendance à la domination, que la rupture avec Dieu avait introduites chez le couple primitif à cause du péché. […] Différents depuis le début de la création et demeurant tels jusque dans l’éternité, l’homme et la femme, insérés dans le mystère pascal du Christ, ne saisissent donc plus leur différence comme un motif de discorde qu’il faut dépasser par la négation ou par le nivelage, mais comme une possibilité de collaboration qu’il faut cultiver par le respect réciproque de leur différence. À partir de là, s’ouvrent de nouvelles perspectives pour une compréhension plus profonde de la dignité de la femme et de son rôle dans la société humaine et dans l’Église. » Et cela concerne d’une part l’actualité des valeurs féminines dans la vie de la société, et d’autre part, l’actualité des valeurs féminines dans la vie de l’Église.
Les parties de la lettre qui abordent ces sujets sont sans doute les plus belles, mais aussi les plus difficiles, tellement on risque à tout instant le malentendu. La matière est abondante et nuancée. Pour l’auteur, d’abord, il y a des valeurs fondamentales rattachées à la vie concrète de la femme et à la maternité: « La femme garde l’intuition profonde que le meilleur de sa vie est fait d’activités ordonnées à l’éveil de l’autre, à sa croissance, à sa protection […]. Cette intuition est liée à sa capacité physique de donner la vie. […] Cela développe en elle le sens et le respect des choses concrètes, qui s’opposent aux abstractions souvent mortifères pour l’existence des individus et de la société. » Toutefois, la lettre met en garde contre la tentation d’une approche réductrice. Car « même si la maternité est un élément fondamental de l’identité féminine, cela n’autorise pas à ne considérer la femme que sous l’angle de la procréation biologique. Il peut y avoir en ce sens de graves exagérations, qui exaltent une fécondité biologique en des termes vitalistes et qui s’accompagnent souvent d’un redoutable mépris de la femme. […] La maternité peut trouver des formes d’accomplissement plénier même là où il n’y a pas d’engendrement physique. » Dans cette perspective, comme dit la lettre, « on comprend le rôle irremplaçable de la femme à tous les niveaux de la vie familiale et sociale qui impliquent les relations humaines et le souci de l’autre »; et cela implique « que les femmes soient présentes dans le monde du travail et dans les instances de la société, et qu’elles aient accès à des postes de responsabilité qui leur donnent la possibilité d’inspirer les politiques des nations et de promouvoir des solutions nouvelles pour les problèmes économiques et sociaux ».
Cela rejoint, il vaut la peine de le souligner, le propos que tiendra plus tard Benoît XVI dans son encyclique sociale Caritas in veritate. En effet, avec l’accent que le pape met sur le principe de gratuité et la « logique du don », la question sociale devient dans cette encyclique une question anthropologique. À contre-courant de la tendance actuelle de la mondialisation, le développement dont parle Benoît XVI implique une certaine vision de l’homme. Comme il l’écrit dans le dernier chapitre, qui porte sur le développement des peuples et la technique: « Paul VI avait déjà reconnu et mis en évidence l’horizon mondial de la question sociale. En le suivant sur ce chemin, il faut affirmer aujourd’hui que la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie. […] Derrière tout cela se cachent des positions culturelles négatrices de la dignité humaine. » Il y a là un point de vue à partir duquel on peut relire la lettre sur la collaboration de la l’homme et de la femme. Et réciproquement, si l’on veut parler d’anthropologie, cette lettre apporte un éclairage pertinent en vue d’une relecture de l’encyclique Caritas in veritate.
Pour ce qui est de l’Église, l’auteur estime que « le signe de la femme est plus que jamais central et fécond ». Selon lui, cela provient de l’identité même de l’Église, « mystique », profonde, essentielle, comme « communauté engendrée par le Christ et liée à lui par une relation d’amour, relation dont l’image nuptiale est la meilleure expression ». La lettre du cardinal Ratzinger rappelle que le chemin du Christ n’est pas celui de la domination, ni celui du pouvoir dans le sens où le monde l’entend (cf. Jean 18, 36); elle invite à méditer ce passage de l’Évangile qui dit tout: « En confiant l’Apôtre Jean à sa Mère, le Crucifié invite son Église à apprendre de Marie le secret de l’amour vainqueur » (cf. Jean 19, 25-27). Le long plaidoyer que constitue cette lettre s’achève dans une conclusion qui prend la forme d’un hommage: « Il s’agit d’accueillir le témoignage donné par la vie des femmes comme une révélation de valeurs sans lesquels l’humanité se fermerait sur elle-même dans une autosuffisance, dans des rêves de pouvoir et dans le piège de la violence. […] C’est uniquement ainsi que peut être retrouvé le chemin de la paix et de l’émerveillement dont témoigne la tradition biblique à travers les versets du Cantique des Cantique où corps et coeurs célèbrent le même chant de jubilation. »
Et pour terminer sur une image, en cette Année internationale de la biodiversité, ce serait vraiment une erreur de croire que l’Église puisse se complaire dans une vision réductrice de la femme qu’on comparerait à une petite abeille fort utile à l’humanité. Certes, la Bible dit: « Va vers la fourmi, paresseux, considère ses moeurs et deviens sage: elle qui n’a ni chef, ni surveillant, ni maître, elle assure en été sa provende, à la moisson recueille sa nourriture… » (Prov. 6, 6-8); et une note de la traduction Osty, citée ici, précise que la Septante ajoute après le verset 8: « Ou bien, va vers l’abeille et apprends comme elle est laborieuse, et combien noble le travail qu’elle fait. Rois et particuliers, pour leur santé, se procurent ses produits; elle est désirée et admirée de tous; bien que chétive en fait de vigueur, elle se distingue pour avoir honoré la sagesse. » Mais attention! La biologie, contrairement à l’idée répandue, n’enseigne pas seulement que l’abeille industrieuse s’affaire sans cesse à nettoyer, nourrir, bâtir, ventiler, garder et butiner. Le fait est que de nombreuses abeilles demeurent inactives une longue partie de leur vie. Ces abeilles constituent une « main d’oeuvre » de réserve, susceptible d’être mobilisée à tout moment, et qui offre une possibilité de régulation des efforts en fonction des besoins de la ruche. L’observation de la nature elle-même invite donc à la prudence et suggère un renversement de la métaphore. L’Évangile ne propose-t-il pas d’ailleurs ces deux figures de femmes: Marthe et Marie? Et s’il est dit que Marie a choisi « la meilleure part » (Luc 10, 42), n’est-ce pas pour mettre en premier l’amour reçu du Seigneur, qui est la source qui nous permet, à notre tour, d’aimer en acte et en vérité?