Jean SULIVAN (1913-1980), écrivain français. Ordonné prêtre en 1938, il est professeur et aumônier ; à partir de 1948, il se consacre à des activités culturelles.
Ce doit être mère qui m’a transmis l’héritage, elle qui n’avait rien d’autre à laisser, comme ses parents lui avaient transmis. Je sais que dans sa maison, chaque soir d’hiver, le père lisait à haute voix l’Ancien et le Nouveau Testament, et les chiens même se tenaient immobiles. Maintenant la télévision règne. Des hommes d’Église, l’air humble et contrit y paraissent quelquefois, ou quelque vulgarisateur de service, ex-prophète qui cause psychanalyse, sexualité, morale, éducation, à la n’importe. Depuis longtemps nous sommes entrés au désert de l’âme. Et les guides patentés l’élargissent avec des idées, théories, débats au théâtre mondain et religieux.
Mère savait par cœur l’histoire d’Abraham, Moïse, Ruth, Tobie, les psaumes, chaque parabole, les imprécations du chapitre 23 de Matthieu.
CE DOIT ETRE MA MERE.
« De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce l’on écrit avec son sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit… Je hais tous les paresseux qui lisent… Celui qui écrit en maximes avec son sang ne veut pas être lu mais appris par cœur ».
Nous étions pauvres comme les paysans des Indes ou de Palestine, et joyeux parce que nous faisions partie. Il n’y avait pas encore de honte à être pauvre. Les mille piqures du désir et de la vanité nous étaient étrangères. Maintenant il n’y a que des pauvres qui n’ont pas encore réussi à être riches. Mère, chaque dimanche, après vêpres, marchait seule autour des champs de notre maître, en égrenant le chapelet, regardait les turgescences du printemps, les moissons blanchir, la nudité de l’hiver.
L’Évangile est issu d’un monde de paysans et de marins. Jésus est le Rabbi dont la parole est traversée d’images d’arbres, d’eau, de moissons, de troupeaux, de bergers et de vagabonds… Comme s’il y avait connivence entre la terre, ce qui pousse sur elle et l’invisible. Je sens bien ce qu’il y a d’inactuel et de rétrograde dans ces pensées, après Bultmann et Lévinas. Qu’importe ! Je crois aussi à la nécessité du déracinement. Mais sans doute faut-il avoir été enraciné d’abord, avoir senti battre le cœur de la terre. Il me semble que beaucoup de Maîtres à penser de ce temps parlent de partout, de nulle part… Les mendiants passaient chez nous, dormaient dans notre foin, après avoir déposé leurs allumettes sur la table, nous savions leurs noms et ce que c’était que donner un morceau de pain, un verre de lait, une bolée. Ils faisaient partie de nous.
Il est évident que Jésus vit aux profondeurs de la non-dualité, c’est-à-dire là où Dieu, autrui, nous-mêmes ne forment qu’une seule réalité. Ceci est mon corps, ceci est mon sang.
ADIEU LA NOSTALGIE
Cependant j’ai quitté, avec enthousiasme, le monde des villages pour la grande ville, comme le premier imbécile venu, parce qu’il n’y avait plus de place pour moi. Je ne le regrette pas. Adieu la nostalgie. Y régnaient avec d’admirables vertus, le formalisme, la suspicion et le refoulement. Qu’on cesse de tant parler de l’anonymat des villes, de l’incessante mobilité. Nous ne connaissons pas nos voisins de palier, et après ? Vive la liberté. Fin de l’hypocrisie. On rencontre dans les villes qui l’on choisit, des rencontres plus vraies, brèves comme la vie.
Il est vrai que les grandes villes furent maudites. La Bible le dit tout au long. Condamné à l’errance sans fin, Caïn a inventé la ville comme un substitut de l’Éden. Caïn et sa postérité. C’est pourquoi les villes sont maudites. Babylone et Ninive comme les cités du bord du lac. Jérusalem elle-même. Car elles sont liées à l’avidité sans borne, à la puissance, c’est-à-dire à la guerre. Aussi tôt ou tard périssent-elles par les armes et le feu. Mais finalement Dieu accepte le projet humain. La ville, tout comme Jérusalem, devient image et promesse de la Cité sainte de l’Apocalypse, qui « n’a nul besoin que brillent le soleil ni la lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée ».
Au milieu du béton, nous autres, nous portons en nous notre village, telle une blessure joyeuse, et la parole primordiale comme un ferment. Nous sommes des combattants secrets, des espions du double jeu, parfois des traîtres en apparence. Que d’autres brandissent l’âme comme un drapeau.blessure joyeuse, et la parole primordiale comme un ferment. Nous sommes des combattants secrets, des espions du double jeu, parfois des traîtres en apparence. Que d’autres brandissent l’âme comme un drapeau.