En novembre dernier, le Rapport Murphy révélait que des évêques irlandais avaient couvert des actes pédophiles commis par des prêtres pendant plus de trente ans (a). C’est dans ce contexte que le P. Timothy Radcliffe, dominicain anglais, ancien Maître de l’ordre des Prêcheurs, est intervenu fin 2009 devant les membres du clergé de l’archidiocèse de Dublin (Irlande), afin de les aider dans leur réflexion pour faire face à cette situation extrêmement douloureuse.
« Venez à moi, vous tous qui peinez » (Mt 11, 25).
C’est pour moi un grand privilège et un honneur d’être parmi vous aujourd’hui. J’ai eu le plaisir d’animer une retraite pour le clergé de l’archidiocèse il y a environ deux ans et je me réjouis d’être de nouveau en votre présence. C’est une période extrêmement difficile pour l’Église, en Angleterre et en Irlande, mais plus encore pour vous en ce moment.
Le thème de ces journées est : « Venez à l’écart, et reposez-vous un peu ». Je me suis donc dit que je méditerais le texte de Matthieu qui évoque abondamment le repos : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger ». Alors j’espère qu’il s’agira d’une discussion reposante et, si vous vous endormez, évitez simplement de ronfler !
Jésus dit à ses disciples : « Venez à moi ». C’est une invitation à l’intimité. Les disciples sont invités à trouver le repos dans son amitié. C’est ce point que je souhaite examiner un peu. La manière dont nous pouvons, en cette période difficile, trouver le repos dans l’amitié du Seigneur.
L’Église traverse une terrible crise, pas uniquement en Irlande, mais aussi en Grande-Bretagne, en Amérique et en Australie. Je suis cependant persuadé, comme je l’ai dit au cours de cette retraite, que c’est à travers les crises que nous pouvons nous rapprocher de Dieu. Les pires moments jamais connus par Israël furent la destruction du Temple au VIe siècle, la destitution de la monarchie et l’exil à Babylone. Israël a alors perdu tout ce qui forgeait son identité : son culte, son statut de nation et son souverain. Mais il a alors découvert que Dieu n’avait jamais été aussi proche de lui. Dieu était présent dans la loi, dans la bouche et le cœur des habitants, où qu’ils se trouvent, même loin de Jérusalem. Lundi, alors que je préparais ce texte, nous avons chanté à l’office de sexte : « Tes commandements ont fait mes délices, je les ai beaucoup aimés. Je tends les mains vers tes commandements que j’aime, tes volontés, je les médite » (Ps 119, 47-48). Israël n’a perdu Dieu que pour le recevoir au plus près de ce qu’il aurait jamais imaginé.
Et Jésus, cet homme étonnant, s’est présenté, brisant la loi bien-aimée, mangeant le jour du sabbat, touchant les impurs et côtoyant des prostituées. Il semblait essayer de détruire tout ce que le peuple adorait, la manière même dont Dieu était présent dans leur vie. Mais c’était uniquement parce que Dieu souhaitait être présent de façon plus intime encore, comme l’un d’entre nous, avec un visage humain. Et à chaque Eucharistie, nous nous souvenons de la façon dont nous allions le perdre. Mais, une fois de plus, uniquement pour le recevoir plus près encore, non pas comme un homme parmi nous mais comme notre vie même.
Cette dernière crise en date est l’occasion de découvrir Jésus plus proche encore de nous que nous ne l’avions jamais imaginé. La situation résulte de nos propres échecs en tant qu’Église, mais Dieu peut en faire un bienfait, si nous la vivons dans la foi. Et nous pouvons dès lors être tranquilles. Un jour où je bavardais comme d’habitude sur ce thème, l’un de mes frères américains m’a offert un T-shirt qu’il m’avait fait et qui portait l’inscription « Rien de tel qu’une bonne crise ! ». J’avais l’intention de le porter pour vous le montrer, mais il a inexplicablement rétréci et je ne rentre plus dedans !
Le poids du fardeau
Lorsque j’étais un jeune étudiant dominicain de Blackfriars, à Oxford, le prieuré a été pris pour cible par un groupuscule de droite qui n’admettait pas notre engagement en faveur de causes orientées à gauche. À deux reprises, ces individus ont déclenché en pleine nuit un petit explosif qui a fait beaucoup de bruit et atteint les vitres. Les détonations ont réveillé la communauté tout entière, à l’exception du prieur. J’ai découvert avec stupéfaction ce que mes frères portaient pour dormir ! Des pyjamas, des caleçons, rien du tout ! La police et les pompiers sont arrivés. Je suis finalement allé réveiller le prieur : « Fergus, le prieuré a été attaqué, réveillez-vous ». « Y a-t-il des morts ? ». « Non ». « Des blessés ? ». « Non ». « Eh bien, laissez-moi dormir et nous verrons cela demain matin. » Ce fut ma première leçon en matière de sens de l’autorité ! Le Christ avait remporté la victoire. Nous pouvons demeurer tranquilles quoi qu’il arrive.
La question qui se pose donc à nous aujourd’hui est : comment vivre cette crise comme une opportunité de bienfaits et de renouveau ? Continuons de nous pencher sur les paroles de Jésus et de voir ce qu’elles suggèrent : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos ».
Ces dernières semaines, vous avez dû, pour la plupart d’entre vous, vous sentir crouler sous le poids du fardeau. Vous vous sentez peut-être accablés par le poids du scandale des abus sexuels, par l’incapacité de nombreux évêques à faire face à cette question durant des décennies. Vous vous sentez peut-être anéantis par la colère des médias, celle de certains paroissiens et peut-être, pire encore, par la déception, pleine de tristesse et de compassion, dont ils témoignent parfois. En ce moment, à chaque fois que je donne une conférence en Angleterre, j’en sors épuisé par cette colère contre l’Église.
Comment pouvons-nous soumettre cela au Seigneur pour qu’il ôte ce poids de nos épaules ? Eh bien, il dit : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau ». Vous tous : ce qui signifie que nous venons à lui tous ensemble, avec tous ceux qui peinent sous le poids du fardeau. Nous devons aller à lui avec ceux qui portent les plus lourds des fardeaux, les victimes d’abus sexuels. Si nous voulons nous rapprocher de Jésus, alors nous devons les aider à porter leur fardeau. Ce geste semble ajouter un fardeau supplémentaire, mais permettra en définitive d’ôter également un poids de nos épaules.
J’avoue que j’ai peur de faire cette démarche. J’ai peur de la colère et de la peine de ceux à qui nous avons infligé des sévices. Lorsque je les entends s’exprimer à la radio ou à la télévision, je peux à peine le supporter. J’ai envie d’éteindre. Mais l’amitié avec le Seigneur implique pour nous d’avancer, tant bien que mal, en portant leur fardeau, mais aussi leur colère et leur souffrance. Ainsi que la déception et le chagrin du Peuple de Dieu. Et même les lourds fardeaux de nos confrères prêtres qui ont abusé de personnes mineures. Nous devons les aider à porter leur fardeau. Si nous portons le fardeau de chacun, alors le Seigneur nous donnera le repos.
Dans l’Évangile selon saint Luc, pendant la Cène, Jésus dit à ses disciples : « Car, je vous le déclare : il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : il a été compté avec les pécheurs. De fait, ce qui me concerne va se réaliser » (22, 37).
Si nous voulons nous reposer dans l’amitié de Jésus, nous serons certainement comptés au nombre des pécheurs. Une merveilleuse sœur dominicaine de nationalité irlandaise m’a raconté avoir assisté à une grande réunion de famille, à laquelle participaient plusieurs centaines de personnes. Et il y avait là un immense arbre généalogique avec, sous chaque nom, la liste de ses descendants. Sous le nom de la religieuse comme sous le nom d’un cousin prêtre figurait un point d’interrogation. Comme pour dire : « Eh bien, nous ne savons pas ce que vous avez fabriqué ». Un jour, à New York, le provincial local m’a demandé de rencontrer un homme qui affirmait avoir subi des sévices sexuels de la part d’un dominicain décédé depuis longtemps. L’heure que j’ai passée avec cet homme et sa femme fut extrêmement éprouvante. Il criait en substance : « C’est vous qui m’avez fait ça ! ». Nous avions exactement le même âge. Je n’avais encore jamais entendu parler des dominicains à cette époque. J’étais tenté de crier : « Mais ça n’a rien à voir avec moi ! ». Et il est tentant de se raccrocher à des faits rassurants, par exemple aux études qui, aux États-Unis et en Angleterre, révèlent que les autres clergés ont en réalité tendance à se rendre plus souvent coupables de délits que les prêtres catholiques, même si c’est nous qui essuyons toutes les critiques.
Saints et pécheurs
Une des manières de trouver le repos consisterait à se libérer du lourd fardeau qui oblige à être vertueux. Il est si fatigant de devoir prétendre être un saint en permanence. Les saints évoquent souvent les terribles pécheurs qu’ils sont, et ces déclarations me paraissaient souvent être de la folie ! Quelle prétention ! Mais, bien entendu, ils étaient conscients de leur solidarité avec la masse des pécheurs ordinaires.
L’archevêque Rembert Weakland, qui avait dû démissionner à la suite d’un scandale mêlant relations sexuelles et argent, a évoqué dans son autobiographie la forme de libération apportée par la crise qu’il a traversée. Il a fait observer : sainte Thérèse de Lisieux « a un jour écrit qu’elle voulait se présenter à Dieu les mains vides. Je crois que je sais à présent personnellement ce qu’elle voulait dire par cette formule. J’ai compris combien ma propre nature humaine est fragile, combien j’ai besoin de l’étreinte aimante de Dieu » (1).
H. G. Wells a écrit une nouvelle à propos du Jugement dernier. Un terrible pécheur, le roi Achab, vieil adversaire d’Élie, est placé dans la main de Dieu pour y être jugé. Le souverain pousse des cris et tente de se sauver lorsque l’Ange-archiviste lit à haute voix la liste de tous ses péchés. Il finit par s’enfuir dans la manche de Dieu pour y trouver refuge. Apparaît alors un saint prophète, sans doute Élie. Il s’assoit lui aussi dans la paume du Seigneur et écoute avec suffisance la lecture de ses bonnes actions. Puis l’Ange en arrive à certaines actions peu louables : « Au bout de peu de temps, le saint se prit à courir en tous sens sur la paume de Dieu ; lui aussi, supplia et implora, sous l’implacable fustigation de cette terrible vérité ; comme le méchant, il chercha un refuge dans la manche du Seigneur. Nous pûmes distinguer ce qui se passait dans l’obscurité de cette manche. Les deux hommes étaient assis côte à côte, dépouillés de tout faux-semblant – comme des frères, abrités dans le vêtement de la charité divine. Et c’est là aussi que je dus fuir à mon tour » (b).
Portons ainsi le fardeau de chacun, des victimes, de ceux qui ont commis les sévices, du Peuple de Dieu. Libérons-nous du lourd fardeau qui consiste à essayer d’affirmer notre vertu et trouvons le repos dans la manche de Dieu, avec tous les autres pauvres bougres. « Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples. […] Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger ».
Ce fardeau de Jésus est sa Loi. Dans l’Ancien Testament (Si 51, 26) et dans le judaïsme rabbinique, la Torah était le joug qui nous était imposé. Apparaît ainsi le contraste avec les pharisiens qui « lient de pesants fardeaux et en chargent les épaules des gens ; mais eux-mêmes ne veulent pas les remuer du doigt » (Mt 23, 4). Contrairement à celui des pharisiens, le joug de Jésus est léger.
Comme des pharisiens…
Si nous considérons notre bien-aimée Église au cours des siècles récents, nous avons véritablement la sensation de nous être davantage comportés comme des pharisiens, faisant peser de lourds fardeaux sur les épaules du peuple. Cet aspect a souvent été associé au comportement sexuel. Nous avons dit aux familles comptant un grand nombre d’enfants qu’aucune contraception n’était permise, aux jeunes gens qui n’ont pas les moyens de se marier qu’ils doivent contrôler leur activité sexuelle de façon stricte – pas plus de dix secondes pour un baiser – et aux homosexuels que rien n’est permis et qu’ils doivent avoir honte de leur sexualité. Or, indépendamment des tenants et des aboutissants de l’enseignement de l’Église, ces recommandations ont été vécues par nos fidèles comme un lourd fardeau. Et ils découvrent ensuite que des prêtres qui les accablaient ont péché au plan sexuel de manière beaucoup plus grave. Comme les pharisiens, en ne faisant pas ce qu’ils prêchent. Vous pouvez imaginer la colère d’une mère qui a eu grossesse sur grossesse et n’en peut plus, ou celle d’un jeune homosexuel, lorsqu’ils apprennent ce dont même certains prêtres se sont rendus coupables !
Et cette colère est d’autant plus exacerbée que la pédophilie est devenue le péché d’ordre sexuel. Dans une société laïque comme la société britannique, il n’en reste en fait plus d’autres. L’émission Moral Maze, diffusée par la BBC la semaine passée, s’est penchée sur le cas de la femme qui se fait appeler Belle de jour et qui a financé ses études de doctorat en se prostituant à temps partiel. La plupart des invités de l’émission n’y ont rien trouvé à redire. Ils n’y voyaient qu’une simple relation contractuelle. Nous faisons ce que nous voulons de notre corps. Et le sadomasochisme ne fait-il pas justement partie de la trame complexe des expériences sexuelles ? Pour une étrange raison, en Angleterre, il semble attirer les classes sociales supérieures. Alors toute cette inquiétude autour du comportement sexuel, tout ce sentiment que quelque chose ne va pas, toute cette angoisse se focalise sur le pédophile. Le ou la pédophile est le grand pécheur sexuel, l’unique pécheur. Je ne veux en aucune manière minimiser la gravité de ce crime véritablement affreux et inexcusable, mais aider à comprendre l’intensité de cette colère. Les violences sexuelles à l’encontre des mineurs sont, j’imagine, le paratonnerre de toutes nos angoisses concernant la sexualité et la manière dont elle semble s’être détachée de toute vision morale.
La volonté de l’horloger
Alors comment devons-nous alléger le fardeau pesant sur les autres et sur nous-mêmes ? Comment Jésus peut-il enseigner la manière de partager son joug, facile à porter et léger ? Bien entendu, nous devons être bons et compatissants avec les autres et avec nous-mêmes. Je suis certain que la grande majorité des prêtres de ce diocèse le sont. Même si Herbert McCabe, un frère irlandais, m’a raconté qu’un jour, en confession à Dublin, on lui avait passé un terrible savon ! Il est sorti du confessionnal, a dit sa pénitence, a attendu que le prêtre sorte puis s’est emporté contre lui plus fortement encore. Si quelqu’un parmi vous souhaite se confesser, alors je serai à vous après la conférence !
Nous avons cependant besoin de quelque chose de beaucoup plus radical que la bonté. Nous avons besoin de renouveler notre compréhension de ce que signifie porter le joug des Commandements de Jésus. Nous devons remettre en question l’idée générale selon laquelle la moralité est surtout affaire d’interdictions et d’obligations. La notion selon laquelle être bon revient à soumettre sa volonté au Grand Gendarme du ciel est dépassée et erronée. Certains en rejettent la responsabilité sur Guillaume d’Ockham (c), mais loin de moi en tant que dominicain l’idée de faire porter le blâme à l’un de mes frères franciscains ! J’estime que cette vision morale s’est certainement imposée avec le siècle des Lumières et sa culture du contrôle. Cette théorie concevait le monde et la société comme un mécanisme devant être contrôlé, tout comme une horloge. Et les lois morales dépendaient de la volonté de l’horloger. Être bon consisterait à se soumettre à la volonté arbitraire de Dieu et de l’État. À savoir ce que vous avez le droit de faire et ce qui est interdit.
Nous devons soulager chacun, y compris nous-même, de ce lourd fardeau que représente le Gendarme céleste. À l’origine, que ce soit en Israël ou dans l’Église primitive, les dix Commandements n’étaient pas perçus comme la volonté arbitraire de Dieu. Si nous les percevons ainsi, alors certains d’entre nous s’associeront peut-être aux propos de Bertrand Russell (d), selon lesquels les dix Commandements devraient être considérés comme les questions d’un examen : aucun candidat ne devrait s’attaquer à plus de six d’entre elles ! Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y avait un dominicain qui était aumônier d’un régiment polonais. La veille de la bataille du mont Cassin, en sortant de sa tente, il découvrit avec effroi que des milliers de soldats souhaitaient se confesser. Comment pouvait-il s’y prendre ? À cette époque, l’absolution générale n’avait pas encore été envisagée et a fortiori pas encore été interdite. Il a alors invité tous les soldats à se coucher face contre terre, de manière à ce qu’ils ne puissent se voir les uns les autres. Puis il a dit : « Je vais parcourir la liste des dix Commandements. Ceux qui ont enfreint l’un d’eux devront lever la jambe gauche et indiquer avec la jambe droite le nombre de fois que le péché a été commis ».
J’ai eu, cet été, une discussion passionnante avec le Grand Rabbin de Grande-Bretagne, Jonathan Sachs. Il m’a appris que, dans la Torah, il n’existe pas de mot traduisant le verbe « obéir », au sens de soumettre sa volonté à un contrôle extérieur. Lorsque l’État d’Israël a été fondé après la dernière guerre mondiale, il a fallu emprunter un terme araméen pour exprimer la notion d’« obéir » dans cette acception moderne. En réalité, le mot hébreu que nous traduisons généralement par « obéir » signifie « écouter ». Les dix Commandements ne sont pas une contrainte extérieure, mais toujours une invitation à engager une relation personnelle avec Dieu. « Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi » (Ex 20, 2-3). Les Commandements participent à l’amitié de Dieu et à la liberté. Ils sont confiés à Moïse, à qui Dieu s’est adressé comme à un ami.
Et il en est de même avec Jésus. Jésus révèle son nouveau Commandement aux disciples la veille de sa mort, au moment même où il déclare qu’ils sont ses amis. « Je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15) (e).
Ceci explique une chose vraiment étonnante à propos de Jésus. Il mangeait et buvait avec des prostituées et des percepteurs d’impôts ; il avait les amis les moins recommandables. Il n’a pas attendu qu’ils se repentissent pour les inviter à sa table. Il n’a pas dit : « Écoute Jeanne, lorsque cela fera une semaine que tu auras abandonné le trottoir, tu pourras venir à ma fête » ! Il les a simplement acceptés tels qu’ils étaient. Et pourtant il prêchait le Sermon sur la Montagne. Il ordonnait à ses disciples de tendre l’autre joue, d’aimer leurs ennemis, de ne jamais être en colère, d’être parfaits comme l’est notre Père céleste. Il était très exigeant.
Comment pouvait-il concilier ces deux aspects, être accueillant sans réserve, indulgent en apparence, et néanmoins très exigeant ? Ces exigences étaient celles de l’amitié de Dieu. C’est uniquement dans le cadre bien visible de l’amitié que nous pouvons offrir un enseignement moral.
Or, cette caractéristique a des conséquences radicales sur la manière dont l’Église enseigne une vision morale. Ce que nous avons à dire n’a de sens que dans le cadre de l’amitié. Si vous voulons aborder des questions comme l’avortement, le divorce et le remariage, ou l’homosexualité, alors nous devons veiller à être les amis des personnes concernées. Nous devons accepter leur hospitalité et les inviter dans notre foyer. Lorsque j’étais étudiant à Paris, le cardinal Daniélou (f) est mort dans une cage d’escalier, alors qu’il rendait visite à une prostituée. La presse avait alors fait des insinuations douteuses. Mais tous ceux qui connaissaient le cardinal savaient qu’il s’agissait d’un saint homme qui effectuait sa mission d’accompagnement moral auprès de ceux que l’on méprise, comme il l’avait toujours fait. Il offrait alors son amitié aux mal-aimés.
Le joug de Jésus est donc facile à porter et léger car il s’agit de l’offre de son amitié, et il ne peut qu’être transmis dans l’amitié. De fait, ce qui doit être dit ne peut qu’être compris dans l’amitié. C’est uniquement côte à côte, partageant la lutte et la quête, que nous recevrons la parole la plus adaptée. Et cette parole ne sera jamais un fardeau, mais un don.
Ce message sera extrêmement difficile à faire passer aux médias. Ils aiment les belles déclarations limpides, de préférence où il est question d’interdits. Mais il faut dire que les journaux sont un pur produit de l’esprit des Lumières et de sa culture du contrôle. Ce qui nous amène à une autre manière par laquelle Jésus nous enseigne à nous reposer et à être en paix.
L’amitié avec Jésus, l’intimité, signifie apprendre à être doux et humble de cœur. Alors, nous trouverons le repos pour nos âmes. Mais je ne suis pas certain que lorsque l’on pense à l’Église catholique, le premier mot qui vienne à l’esprit soit le mot « humble ». En fait, je ne crois pas que ce terme soit caractéristique d’aucune des Églises que je connais. J’ai un jour participé à un rassemblement œcuménique à Bari et un très éminent archevêque d’une autre Église est venu vers moi, vêtu de manière somptueuse. Il m’a demandé comment je devais être appelé : Votre Sérénité ? Votre Béatitude ? Votre Splendeur ? Dans un moment d’espièglerie, j’ai répondu que si l’on voulait être très formel, on pouvait m’appeler « frère ». Puis, il m’a demandé quels étaient les symboles de mon autorité en tant que maître de l’Ordre. Est-ce que je possédais une coiffe particulière ? Une crosse ? Et lorsque j’ai répliqué que je n’avais rien de tout cela, il s’est éloigné en se disant que, de toute évidence, je ne méritais pas qu’on m’adresse la parole.
Je suis persuadé que cette crise de la sexualité est étroitement liée aux questions de pouvoir et à la manière dont le pouvoir fonctionne souvent au sein de l’Église à tous les niveaux, du Vatican au sacristain de la paroisse. Il ne s’agit pas du pouvoir de Jésus, qui était doux et humble de cœur. Toutes les institutions humaines sont centrées sur l’usage du pouvoir. Je crois vraiment qu’avec la culture du contrôle issue des Lumières, notre obsession du pouvoir s’est accrue. Charles Taylor, dans son remarquable ouvrage A Secular Age (g), retrace l’évolution des revendications en faveur d’un pouvoir toujours plus étendu. Nous le voyons à travers l’ascension des monarques absolus en Angleterre, en France et en Espagne, et le développement de l’État centralisé. Les pauvres cessent d’être perçus comme nos sœurs et frères en Christ et deviennent une menace. Ils doivent être enfermés, comme les malades mentaux. Nous avons mis en place des armées de métier et des services de police, et il y a eu une véritable explosion de la législation.
L’Église, hélas, a souvent été atteinte par cette même culture du contrôle. Je me souviens de cet évêque qui avait déclaré : « Nous sommes tous égaux dans ce diocèse, de moi jusqu’au plus humble ». Et d’un autre qui, lors de sa consécration, avait promis de servir le diocèse d’une main de fer !
Je soupçonne que tout cela soit notamment dû au fait que l’Église a, des siècles durant, lutté contre les pouvoirs de ce monde qui cherchaient à s’emparer d’elle. De l’Empire romain aux régimes communistes, en passant par l’Empire britannique, entre autres, l’Église s’est débattue pour conserver la maîtrise de sa propre vie, et a souvent fini par être imprégnée par cette même culture du pouvoir. Or, c’est cette même culture du pouvoir qui se trouve à l’origine de la crise des abus sexuels, qui représentent l’abus de pouvoir sur les petits et les vulnérables.
Nous n’aurons pas d’Église inoffensive pour la jeunesse tant que nous n’apprendrons pas du Christ et que nous ne redeviendrons pas une Église humble, dans laquelle nous serons les enfants égaux du seul Père. Alors le Christ nous donnera le repos pour nos âmes.
Dans l’Office des lectures, pour la première semaine de l’Avent, il y a une merveilleuse lecture tirée d’Isaïe. Elle s’inspire de l’expérience de la crise et des humiliations que son peuple traversait. Mais, pour Isaïe, cette expérience était la promesse qu’ils partageraient de nouveau la vie même de Dieu et sa paix : « Oui, ce sera un jour de Yahvé Sabaot sur tout ce qui est orgueilleux et hautain, sur tout ce qui est élevé, pour qu’il soit abaissé ; sur tous les cèdres du Liban, hautains et élevés, et sur tous les chênes de Basân ; sur toutes les montagnes hautaines et sur toutes les collines élevées ; sur une tour altière et sur tout rempart escarpé » (Is 2, 12-15). « Yahvé créera partout sur la montagne de Sion et sur ceux qui s’y assemblent une nuée le jour, et une fumée avec l’éclat d’un feu flamboyant, la nuit. Car sur toute gloire il y aura un dais et une hutte pour faire ombre le jour contre la chaleur, et servir de refuge et d’abri contre l’averse et la pluie » (Is 4, 5-6).
Une crise de compréhension de la prêtrise
Il s’agit d’une crise terrible pour l’Église mais elle porte en elle une promesse et des bienfaits, à condition de l’accepter. Cette crise va bien au-delà de celle provoquée par les abus sexuels à l’encontre de mineurs qui ont été commis par certains prêtres et religieux. C’est toute la compréhension de la prêtrise et de la vie religieuse qui est en crise. La Réforme était une réponse à la crise traversée à la fin du Moyen Âge. La forme de notre prêtrise était alors totalement incapable de faire face à un monde nouveau. Le clergé était pratiquement sans instruction, à peine capable de célébrer la messe et vivait souvent aux côtés de concubines. Même les religieux étaient plutôt louches. Un proverbe espagnol affirmait : « Ne confiez jamais votre portefeuille à un Jésuite. Et ne confiez jamais votre femme à un moine ». Autrement dit, vous pouvez me laisser votre portefeuille en toute confiance !
Cette crise a entraîné un extraordinaire renouveau de la prêtrise, qui s’est accompagné d’une nouvelle spiritualité, de nouveaux séminaires, d’une formation théologique plus approfondie, d’une nouvelle discipline. Mais ce renouveau a souvent donné l’impression que nous étions des eunuques, des êtres asexués. Les enfants se demandaient si les religieuses avaient bien des jambes sous leurs longs habits ou si elles se déplaçaient sur des roulettes. Un jour, je prêchais en plein air, debout sur une tribune improvisée. J’ai entendu un enfant dire à sa mère : « Maman, pourquoi est-ce que cet homme porte une jupe ? ». Ce qui a beaucoup amusé mon auditoire. Puis une petite main a soulevé le bas de mon vêtement : « C’est bon, Maman. Il a un pantalon en dessous ».
Nous vivons une crise de la compréhension de la prêtrise, à cause d’une attitude distante envers le peuple, de l’utilisation qui est faite du pouvoir et d’une approche de la moralité en termes de contrôle. De façon douloureuse, le Seigneur détruit nos tours altières et nos prétentions à la gloire et à la grandeur pour pouvoir établir sa maison avec nous.
La grande majorité des prêtres et des évêques que j’ai rencontrés à travers le monde sont des personnes humbles et sans prétention, qui souhaitent uniquement servir le Peuple de Dieu. La plupart des prêtres que je connais souhaitent partager la vie de leurs fidèles et sont à leur entière disposition. Depuis que j’ai commencé à voyager au sein de l’Église, j’ai été profondément édifié. Et j’ai eu la même impression en rencontrant tant de prêtres de ce diocèse pendant la retraite. Vous pouvez être très fiers de votre humilité. Et, souvent, cette humilité est d’autant plus impressionnante qu’elle défie les structures et les traditions qui devraient nous attirer vers les sommets et nous rendre hautains, avec des titres prestigieux, des vêtements extraordinaires. Cette crise est peut-être donc le début d’un formidable renouveau de l’Église, par lequel nous apprendrons vraiment de Jésus, « car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos ».
Des prêtres trop actifs
Le dernier mot que j’aborderai avec vous est celui de « repos ». Jésus dit à ses disciples lorsqu’ils étaient épuisés : « Venez à l’écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu ». J’espère que le temps passé ici sera pour vous reposant et que vous résisterez à la tentation de consulter votre messagerie électronique toutes les dix secondes et de courir dans tous les sens avec votre téléphone portable.
Nous ne pouvons offrir la promesse du repos du Christ que si nous sommes nous-mêmes perçus comme des individus qui connaissent parfois cet état. Les prêtres sont, de toute façon, souvent trop actifs, mais la crise actuelle risque d’aggraver cette tendance. Nous avons peut-être le sentiment de devoir montrer que nous sommes des prêtres particulièrement bons, au service constant des fidèles, sans une seconde à nous consacrer. Il s’agit alors du salut par le travail, et non par la grâce.
Thomas Merton estimait qu’être trop actif revenait à s’associer à la violence de notre société : « La précipitation et les pressions de la vie moderne sont une forme, peut-être la plus courante, de sa violence intrinsèque. Nous laisser emporter par une multitude de préoccupations contradictoires, succomber à de trop nombreuses sollicitations, s’engager dans de trop nombreux projets, vouloir aider tout le monde en tout revient à succomber à la violence. Pire encore, il s’agit de coopération à la violence. La frénésie de celui qui agit neutralise sa propre capacité intérieure à atteindre la paix. Elle détruit le caractère fructueux de son propre travail, parce qu’elle tue les racines de la sagesse intérieure qui rend le travail fructueux » (h).
Si l’activisme nous fait violence, alors cela s’exprimera d’une manière ou d’une autre. Nous nous apercevrons peut-être que nous employons avec les autres des propos violents. Nous nous ferons peut-être violence à nous-mêmes à travers l’alcool ou les drogues. Nous risquons peut-être même de devenir violent sur le plan sexuel, en particulier avec les personnes vulnérables.
Nous avons donc besoin, sans honte, de trouver le repos dans le Seigneur. Et ce passage tiré de l’Évangile selon saint Matthieu suggère certaines des manières dont nous pouvons procéder.
Nous pouvons trouver le repos car cette crise peut s’avérer fructueuse. Le moment de nouveaux bienfaits et d’un renouvellement de l’Église est peut-être venu. Nous pouvons y faire face tranquillement, car la victoire est remportée. Christ est mort, Christ est ressuscité, Christ reviendra. Comme Dietrich Bonhoeffer (i) l’a déclaré à son ami, l’évêque de Chichester [George Bell], avant d’être assassiné par les Nazis : « Notre victoire est certaine ».
Nous pouvons trouver le repos parce que nous n’avons pas à prétendre, contrairement à ces affreux prêtres, que nous sommes terriblement bons. Nous pouvons laisser tomber le lourd fardeau du masque pieux et nous réfugier dans la manche de Dieu.
Nous pouvons trouver le repos parce que le joug de Jésus est léger. Ses Commandements sont une invitation à l’amitié. Et l’amitié est parfois exigeante, mais elle n’est jamais un fardeau.
Et nous pouvons également abandonner ce lourd fardeau qui consiste à être des individus importants et puissants.
(*) Traduction de Christine Bouard-Schwartz pour La DC. Titre, sous-titres et notes (a) à (i) de La DC.
(a) Voir p. 317 et DC 2009, n. 2427, p. 694.
(1) A Pilgrim in a Pilgrim Church : Memoirs of a Catholic Archbishop, Cambridge 2009, p. 5.
(b) « Une vision du jugement dernier » in Effrois et fantasmagories, H. G. Wells, traduit par Henry-D. Davray et B. Kozakiewicz, Mercure de France, 1911.
(c) Guillaume d’Ockham (v. 1285-9 avril 1347), franciscain, philosophe, logicien et théologien anglais.
(d) Mathématicien et philosophe anglais (1872-1970). Sur ce point, voir l’article du P. T. Radcliffe « Quelle forme pour l’Église de demain ? », publié in DC 2009, n. 2432, p. 933-937.
(e) T. Radcliffe, Je vous appelle amis, entretiens avec Guillaume Goubert, La Croix/Le Cerf, 2000. Voir DC 2009, n. 2428, p. 746.
(f) Jésuite, expert au concile Vatican II, académicien, le cardinal Daniélou (1905-1974) a été créé cardinal en 1969.
(g) Philosophe canadien, auteur de A Secular Age, Belknap/Harvard University Press, 2007, 874 p.
(h) Réflexions d’un spectateur coupable, Ed. Albin Michel, Paris, 1970.
(i) Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) est un pasteur luthérien, théologien qui a lutté contre le fascisme.