On pourrait croire que l’auteur se passe de présentation, puisqu’il est bien connu comme écrivain et romancier, secrétaire de l’Académie Goncourt et prix Goncourt lui-même pour son roman John l’Enfer (Seuil, 1977). Mais il n’est peut-être pas superflu de mentionner ici l’expérience de sa conversion, racontée dans Il fait Dieu (Fayard, 1997), et surtout, simple laïc et père de famille, son intérêt pour la vie religieuse dans sa forme la plus contemplative, celle des carmélites et des chartreux.
Donc, un mot d’abord sur la conversion de Didier Decoin. C’était un 8 septembre et il était 11 heures du soir. Soudainement, il a l’intuition que Dieu n’existe pas. Tout le contraire d’une conversion. Il va vers sa table de nuit pour noter cette idée; mais le temps d’arriver jusqu’à son stylo, un renversement complet s’opère en lui: « J’étais, explique-t-il, comme une femme enceinte, la première fois que son bébé bouge. » Il passe la nuit entière dans cet état d’intensité; une « nuit de larmes et de joie ». Et puis le jour se lève, et il se dit: « Il fait Dieu ».
On verra comment ce fait trouve un écho dans les premières pages du livre que Didier Decoin intitule Les sentinelles de lumière, et où, à partir de ses souvenirs d’enfance, il va à la rencontre des contemplatifs. La première phrase du livre, d’emblée, lance le lecteur dans une intrigue: « Il y a longtemps, par une belle fin d’après-midi, je m’en fus aux moines un peu comme on s’en va aux champignons. » C’était lors d’un pèlerinage familial à Saint-Pierre-de-Chartreuse en compagnie du grand-père maternel, banquier grenoblois. Ce grand-père était un homme exceptionnel ayant oeuvré au retour des chartreux, que la vague d’anticléricalisme du début du siècle avait contraints à s’enfuir. Le lien de confiance avec les chartreux les fit choisir de transporter et de cacher chez lui le précieux stock de liqueur qu’ils n’avaient pas eu le temps d’écouler avant de prendre la route pour un long exil de plusieurs années. Là se trouve l’origine de la première expérience religieuse dont se rappelle l’auteur: « Si, pour la plupart des enfants, le mot de religion a un parfum de sacristie humide, de stéarite et d’encens, il est pour moi associé à jamais aux puissants effluves végétaux, aux odeurs de fleurs, de sèves et de racines montagnardes, de cette liqueur des moines que mon grand-père, dans une invite d’une solennité presque eucharistique, me permettait parfois d’effleurer du bout des lèvres. »
Mais ce n’est pas tout, et on revient à ce qui se passait lors du pèlerinage dont Didier Decoin poursuit la description: « Longeant la rive étroite et glissante d’un torrent, je m’enfonçai à la suite du grand-père dans le désert cartusien. […] Les oiseaux lançaient déjà ces petits cris précipités, plus aigus à mesure qu’ils se font plus inquiets, qui annoncent l’imminence de la nuit. […] On déboucha sur les bâtiments du couvent des Chartreux. […] Mon grand-père nous intima l’ordre de baisser la voix en signe de respect. Ici, nous dit-il, commençait le royaume des moines. […] Une cloche tintait, sourde et lointaine. Un peu de fumée montait d’une cheminée. […] Alors, ai-je pensé du haut de mes huit ou dix ans, ce n’est que ça les moines: des murs épais, des toitures sombres, une cloche si ténue […] — et puis tout ce silence? Pourtant, malgré ma déception de n’avoir rien vu des Chartreux eux-mêmes, je me souviens d’avoir rapporté de cette « promenade aux moines », de ces instants passés à contempler l’invasion de la nuit qui imprégnait de bleu d’abord léger, puis de gris soutenu, puis enfin de vrai noir les austères bâtiments conventuels, le premier sentiment que j’eus jamais de Dieu et de sa capacité déconcertante à être à la fois absence et présence. »
Ce qui ne l’empêcha pas, durant de longues années, de dénier à ce Dieu toute existence. En fait jusqu’au moment de la conversion, qui lui a enfin permis de dire: « Il fait Dieu ». D’où l’écho de cette conversion que l’on retrouve dans l’ouvrage, sous la forme d’une sorte de relecture: « Quand, dans ma vie, il fit Dieu de façon subite comme pour d’autres il fait jour, je revis aussitôt cette image du grand monastère où quelque chose d’invisible et pourtant d’évident — quelque chose que je pouvais désormais appeler quelqu’un — était enchâssé et irradiait la montagne, le sentier, le torrent. » Grâce aux moines, donc, ces sentinelles de lumière qui donnent au livre son titre. Ensuite, à l’âge adulte, il y eut les carmélites; ou plutôt la carmélite de Dijon. Car il faut dire aussi que Didier Decoin est aussi l’auteur d’une biographie de la bienheureuse Élisabeth de la Trinité (1880-1906), sous le titre: Élisabeth Catez ou l’obsession de Dieu (Cerf, 2003), biographie qui se présente comme un dialogue entre un homme du XXe siècle finissant et la « nouvelle petite Thérèse pour notre temps », expression qui fait référence à sainte Thérèse de Lisieux (1873-1897). Et ce dialogue s’amorce par un retour sur le passé: « En ce temps-là, je ne croyais pas en Dieu. J’étais jeune journaliste, et j’étais l’amoureux maladroit d’une jeune fille qui avait une frange blonde […]. Je n’avais pas besoin de vous, Élisabeth. »
Depuis la parution de cette biographie, Didier Decoin s’est vu mainte fois poser la question du sens et de l’utilité du cloître. À quoi il répond sans détour: « Ce qui me frappe, c’est de constater que cette interrogation, ce lancinant « à quoi ça sert? », se porte presque toujours sur le seul monachisme chrétien. […] Le moine bouddhiste se voit rarement accusé d’être inutile ou dépassé. » Et vraiment, ajoute-t-il, « ce qui ne laisse pas de m’étonner, c’est l’appel, c’est la vocation. C’est cette certitude, parfois précoce, d’un Autre et d’un Autrement, et d’un Ailleurs, qui me subjugue. Et qui me fait tenir pour dérisoire la question sur l’utilité et le sens de la vie monastique: l’appel étant de Dieu, Dieu sait ce qu’il fait, et pour quels fruits il appelle l’arbre à la vie et à la croissance. » Cela dit, l’auteur ne tarde pas à entraîner son lecteur sur des voies étonnantes. Selon lui, « on chemine dans la vie spirituelle comme on chemine vers les couvents et les monastères: plus on avance, plus on approche d’une muraille. » Bon sujet de méditation pour le temps du Carême: la foi et le cloître sont indissociables de la pierre. « La roche du sépulcre enchâssait déjà la présence et l’absence. Cette roche fut le premier couvent, éperdument austère, éperdument nocturne et silencieux. » Anticipation de la Résurrection, la vie des chartreux est « cachée comme le Christ en Dieu » (Col. 3, 3).
Comme l’explique Didier Decoin: « Du sépulcre aux catacombes et des catacombes aux cathédrales, les chrétiens ont vécu et confessé leur foi en entassant des millions de tonnes de blocs minéraux, de monolithes et de pavés, de stelles et de dalles. Comme si la muraille manifestait l’un des attributs les plus étranges de l’identité de notre Dieu: le Tout-puissant est un Dieu qui se cache. » Dieu du prophète Élie… caché dans le murmure du vent. Dieu caché dans le ventre de la Vierge, Dieu nouveau-né caché dans l’étable de Bethléem, Dieu apprenti caché dans l’atelier de Nazareth, Dieu caché derrière ses larmes d’homme au tombeau de Lazare, Dieu supplicié caché sous les clous de la croix, Dieu ressuscité caché dans la lumière du jardin… « Mais derrière les murs, que trouve-t-on? » On connaît la vieille suspicion: le monastère serait un lieu dévolu à tous les excès, des plus mystiques aux plus profanes, et donc propice à toutes les névroses… Réponse de l’auteur: « Allons! il n’y a pas plus d’histoires extrêmes sous les toits des monastères qu’il n’y en a sous les tuiles de nos maisons. […] Comme tous ceux qui ont eu le privilège de rencontrer des communautés monastiques (parce que, n’est-ce pas, un couvent se rencontre, il ne se visite pas), j’ai été frappé par le rire des religieux. Ce rire qui éclate pour un rien […] fait songer au rire de Dieu. Car Dieu rit, j’en suis sûr, il rit dans son Ciel, il rit dans nos cités, il rit dans les couvents: il a une raison majeure de rire, Dieu, il a vaincu la mort. Mais Dieu pleure aussi quelquefois, j’en suis pareillement sûr. Parce que vaincre la mort n’est pas estourbir la souffrance. […] Et si le silence de Dieu était plus assourdissant dans le feutré des couvents que dans le tumulte du monde? »
Autre aspect révélateur de la vie des sentinelles de lumière: « Pour qui vient du grand tohu-bohu du monde, le temps monastique a quelque chose de déconcertant, parfois même de choquant. » Le temps des moines rappelle la façon dont, semble-t-il, se rythmait la vie du Christ. On retiendra les fines observations que fait là-dessus Didier Decoin, qui dit encore: « Je suis frappé de l’importance, statistiquement parlant, de l’activité et du fourmillement de la nuit évangélique. […] Pour enclose qu’elle soit dans un lieu unique, la vie religieuse est une vie épuisante. […] Allons, il n’y a pas de mystères dans les monastères! Par contre, ça oui, il y a le Mystère, au singulier majuscule. Et le Mystère est mobile, sinon nomade. » Et comme il est difficile de résumer le propos dense de l’auteur sur le sujet, on se contentera de citer ici l’extraordinaire énumération qu’il fait des multiples facettes du Mystère: « En fait, le Mystère accompagne le trajet du moine à travers tout son temps, toutes ses heures du jour et de la nuit. […] Le Mystère bourdonne autour des ruches du moine apiculteur; il grésille dans le feu allumé sous les alambics du moine distillateur; il crépite dans la mousse des bières du moine brasseur; il gémit dans le lit d’infirmerie du moine abattu, malade, mourant — et bien sûr, le Mystère s’épanouit dans le chant et la prière du moine adorant. […] »
Et pour conclure: « Un lieu de Dieu est constitué d’abord d’une certaine qualité de lumière. […] Dans l’histoire du monachisme, innombrables ont été (et sont toujours) les fondations, les règles et les observances. Il y a autant de diversités et d’alternances dans les ordres religieux qu’il y en a chez les fleurs. […] Cette diversité des ordres religieux se retrouve dans celle des architectures conventuelles, architectures tissées de pierre et de lumière. » La lumière, toujours, et cette idée dune histoire peuplée d’innombrables sentinelles de lumière. Une diversité de formes, d’équilibres et de moyens, dont aucun n’est de trop si l’on croit comme soeur Véronique Margron, religieuse dominicaine et doyenne de la Faculté de théologie d’Angers, qu’il faut par tous les moyens « tâcher d’entretenir la passion pour le temps présent »; et pour cela, « refuser la malédiction, être des inventifs qui se retroussent les manches, partagent leur fragilité et leur force, par passion pour le monde où Dieu se tient ».
Bonne route de Pâques!