LES DEUX AMBITIONS
3. Il surgit des eaux divines saisi d’un tel feu qu’il n’attendit même pas l’enseignement d’un maître : il n’attendit pas Pierre, il ne vint pas non plus trouver Jacques, ni quiconque, mais soulevé par son ardeur, il embrasa la cité au point de faire éclater contre lui une guerre implacable. Regardez-le déjà agir en tant que Juif ; il outrepassait ses droits, faisant enchaîner les gens, les traînant en justice, confisquant leurs biens. Μοïse, de même, sans avoir reçu mandat, s’opposait aux étrangers qui faisaient du tort à ses compatriotes. Voilà bien la manifestation d’une âme géné¬reuse, d’un esprit libre, qui ne supporte pas, résigné au silence, le mal que l’on fait aux autres, sans pour autant avoir reçu mission de s’y opposer. Que Μοïse ait bien fait de se lancer dans ce rôle de protecteur, Dieu l’a montré, en lui donnant mission par la suite, et c’est ce qu’il a fait aussi dans le cas de Paul.
Il a pris une heureuse initiative en se mettant à prêcher et à enseigner, et Dieu en a apporté la preuve en se hâtant de l’amener au rang des maîtres dans la foi. Ah ! si c’est en νisant les honneurs, la première place, qu’ils s’étaient lancés dans ces initiatives, en n’ayant en vue que leurs propres intérêts, on aurait raison de leur en faire grief. Mais du moment qu’ils aimaient les risques, qu’ils attiraient sur eux mille fois la mort, et cela pour sauver tous les hommes, tous sans en excepter un, qui serait assez misérable pour leur faire grief d’une ardeur aussi immense ? C’est bien le désir passionné de sauver ceux qui se perdaient qui fut le motif de leur démarche, et le choix que Dieu fit de ces personnalités l’a attesté, comme l’a aussi attesté la ruine des hommes qui οnt cultivé ce désir coupable auquel je viens de faire allu¬sion.
Tel et tel ont pu, en effet, se lancer à la conquête du poυ¬voir, ambitionner la première place dans la nation, mais tous ont péri, les uns brûlés, les autres engloutis dans la terre qui s’entrouvrait. (Ps 106 17-18) Et pourquoi? C’est qu’ils n’étaient pas guidés par le souci d’être les protecteurs de leur peuple, mais par leur attachement passionné à la prééminence. Ozias, par exemple, s’élança à la conquête du pouvoir, mais il fut à jamais frappé de la lèpre (2 R 15 1-5). Simon s’élança à la conquête du pouvoir, mais il fut condamné et il encourut les derniers châtiments (Ac 8 9-24). Paul, lui aussi, s’élança, mais il fut couronné, et sa couronne, ce ne fut pas une charge sacerdotale, des honneurs, mais les fatigues et les risques de celui qui se fait serviteur. Et c’est à la mesure du zèle et de l’ardeur qui guidèrent sa course qu’on proclame ses mérites et qu’il brille dès ses débuts.
Je vais prendre une comparaison : celui qui a reçu mission de commander, s’il n’assume pas sa charge comme il le doit, n’en mérite que plus, un châtiment; inversement, celui qui, sans avoir reçu mission, n’en prend pas moins en charge, et en s’en acquittant fort bien, je ne dis pas les obligations du sacerdoce, mais les devoirs dictés par la sollicitude qu’on a pour la multitude des hommes, celui-là a droit à toutes les récompenses. Animé de cette sollicitude, il ne demeura pas un seul jour en repos, cet être plus violent que le feu, et dès l’instant même où il émergea du bassin aux eaux sacrées, il alluma en lui-même une immense flamme, il ne songea ni aux dangers, ni aux moqueries et aux insultes des Juifs, ni à leur défiance à son égard, il ne fut arrêté par aucune considération de ce genre. Doté plutôt d’un autre regard, le regard de la charité, doté d’une autre intelligence, il allait de l’avant, porté par une inépuisable impétuosité, pareil à un torrent, bousculant sur son passage les convictions des Juifs, leur montrant par les Écritures le véritable Messie.
Et pourtant il n’avait pas encore reçu les dons abondants de la grâce, il n’avait pas encore été admis à la plénitude de l’Esprit Saint; eh bien, cela ne l’empêchait pas, d’emblée, de s’embraser, et de se jeter dans tous ses actes en homme qui cherche la mort, comme s’il voulait réparer son passé, agissant sur tous les fronts, se dépensant et se ruant au plus fort de la bataille, là οù se concentraient les risques et Ies dangers.
UN HOMME SOUMIS, UN HOMME CRAINTIF ?
4. Or, cet homme que nous venons de voir si hardi, si impétueux, cet homme qui exhalait du feu, se montrait au contraire si docile avec ceux qui avaient charge d’enseigner la foi et se laissait si facilement conduire par eux qu’il se gardait de se laisser emporter par le même torrent d’énergie pour les contrer. À cet homme bouillant, déchaîné, on venait dire de partir pour Tarse (Ac 9 30) pour Césarée (Ac 23 23), et il ne s’y opposait pas; on lui disait de descendre le long d’une muraille et il l’acceptait (Ac 9 25) ; on lui conseillait de se raser (Ac 21 24), et il ne résistait pas ; on lui disait de ne pas paraître à l’assemblée (Ac 19 30), et il obéissait.
Il était l’homme attaché en toutes circonstances au seul intérêt des fidèles, à la paix et à la concorde entre eux. Et en toutes circonstances, s’il se ménageait, c’était pour pou¬voir proclamer la bonne nouvelle.
Ainsi, quand vous apprenez qu’il envoie son neveu auprès du chiliarque (Ac 23 16-17) pour se soustraire aux périls qui le menacent en justice, quand il en appelle à César (Ac 25 11) et se hâte d’aller à Rome, n’allez pas voir là des traits de Iâcheté ! En effet, lui qui gémissait de se voir vivant sur cette terre, comment n’aurait-il pas préféré être avec le Christ ? Lui qui dédaignait les demeures du ciel et portait son regard bien au-delà de la condition des anges, à cause du Christ, comment aurait-il été attaché aux biens de ce monde ? Alors quelle était la raison de sa conduite? C’est qu’il voulait persévérer dans la proclamation de la bonne nouvelle, et ne partir de ce monde qu’avec une foule d’hommes, tous couronnés comme lui.
Oui, il avait une crainte, en effet : devoir quitter un jour cette terre comme un artisan bien insuffisant, bien faible, du salut de la multitude. D’où ces paroles : « Demeurer dans la chair est plus urgent pour votre salut.» (Ph 1, 24) D’où quand il vit le jugement favorable du tribunal lui-même, lorsque Festus déclara : « On aurait pu relâcher cet homme, s’il n’en avait appelé à César » (Ac 26 32), son absence de honte de se trouver enchaîné et mené avec une masse d’autres prisonniers coupables, eux, d’une masse de crimes ; il ne rougissait pas de partager leurs chaînes, allant même jusqu’à étendre sa sollicitude à tous ses compagnons de traversée, et pourtant, quant à lui-même, il n’avait pas à se faire de souci sur son sort, et il savait bien qu’il ne courait aucun risque ; et le voilà franchissant cette longue distance sur mer tout entravé de chaînes et tout rempli de joie, comme un magistrat qui s’en va, avec toute son escorte, prendre possession de très hautes fonctions. Et c’est que l’enjeu pro¬posé n’était pas mince ! C’était la conversion de Rome ! Il n’en négligea pas pour autant les occupants du bateau, bien au contraire il remit le calme dans les esprits, en racontant la vision qu’il avait eue et qui leur apprenait que « tous ceux qui faisaient route avec lui par lui seraient sau¬vés. » (Ac 27 24)
Oh! ce n’est pas pour exalter sa personne qu’il agissait ainsi, mais pour les disposer à se laisser convaincre par lui. Et si Dieu permit que la mer soit agitée, c’est pour que tous, ceux qui ne faisaient pas confiance à Paul, ceux qui lui faisaient confiance, soient les instruments qui serviraient à manifester la grâce qui était en lui. En effet, il avait conseillé de ne pas lever l’ancre, on ne l’avait pas suivi et on s’était trouvé dans le plus grand péril; mais loin de se montrer sévère, après cela, il déploya sa sollicitude comme un père pour ses enfants et il fit tout pour les arracher à leur perte.
Il arriva à Rome, et là encore quelle douceur ne met-il pas dans ses entretiens ! quelle indépendance il a quand il ferme la bouche des incrédules ! Il ne s’arrêta pas à Rome, mais de là il courut en Espagne.
FÉCONDITÉ DES PERSÉCUTIONS
5. Affronté aux dangers, c’est alors qu’il redouble de confiance, et c’est là qu’il puise davantage d’audace, et pas lui seulement, mais ses disciples, eux aussi, par son exemple. S’ils l’avaient vu céder, tomber tant soit peu dans la crainte, peut-être auraient-ils renoncé, eux aussi; mais, inversement, en le voyant toujours plus résolu, et, alors même qu’on l’insultait, toujours plus acharné, alors ils annonçaient la bonne nouvelle avec pleine assurance. Il nous le montre par ses propos : « La plupart des frères, enhardis grâce aux chaînes qui me retenaient redoublent d’une belle audace à proclamer sans crainte la parole. » (Ph 1 14).
Voyez un général courageux : ce n’est pas seulement, il s’en faut, quand il massacre et taille en pièces les ennemis, c’est quand il est blessé même, qu’il inspire plus d’audace à ses troupes, et c’est plutôt en recevant des blessures qu’en blessant les adversaires. Oui, lorsque ses troupes le voient tout couvert de sang, atteint en plusieurs endroits, et, malgré cela, peu disposé à céder aux ennemis, vaillamment debout, brandissant sa lance, frappant ceux qui lui résistent, sans faiblir devant ses souffrances, les soldats aussi combattent avec une énergie redoublée.
Il nous le montre, justement, en ne se contentant pas de dire : enhardis, mais en ajoutant : « ils redoublent d’une belle audace à proclamer sans crainte la parole ». Et cela veut dire : « C’est maintenant, plus qu’au temps de ma liberté, que mes frères ont manifesté leur hardiesse.» Lui-même à son tour, fut gagné par une ardeur encore plus forte, redoublant de vivacité contre ses ennemis, et les persécutions en se développant contre lui développèrent sa hardiesse et furent le fondement d’une plus grande intrépidité. On l’avait jeté en prison, et voilà qu’il rayonnait d’un tel éclat qu’il en ébranla les fondements, qu’il en ouvrit les portes, qu’il opéra le retournement du geôlier qu’il gagna à la foi (Ac 16 24-34) et qu’il amena presque un changement chez le juge, qui en arriva à avouer : « Il s’en faut de peu que tu m’aies convaincu de devenir chrétien. » (Ac 26, 28) Une autre fois, il fut lapidé (2 Co 11 25), et voilà qu’entré dans cette cité οù on le lynchait il la convertit ! (Ac 14, 4 et 19) Tantôt les Juifs (Ac 18, 13), tantôt les Athéniens le citèrent pour le juger (Ac 17, 19) et voilà ses juges devenus ses disciples, ses adversaires ses humbles auditeurs! (Ac 17, 34)
Voyez le feu, qui en s’abattant sur des matériaux divers prend de plus en plus de force et trouve de quoi se dévelop¬per dans la matière qui lui est offerte; eh bien, c’est exac¬tement ce qui se passait avec Paul : il lui suffisait d’ouvrir la bouche pour opérer le retournement de ceux qui entraient en contact avec lui et les gagner à sa cause, et ses adversaires, saisis par sa parole, avaient vite fait de devenir un aliment pour ce feu spirituel, et un moyen à leur tour de faire croître la parole de Dieu et lui faire gagner du terrain pour en atteindre d’autres. D’où ses paroles: « Je suis enchaîné, mais la parole de Dieu, elle, n’est pas enchaînée.» (2 Tm 2, 9) On l’obligeait à prendre la fuite : il s’agissait bien, certes, d’une persécution, mais cela revenait à l’envoyer, lui et ses disciples, instruire d’autres peuples! (Ac 13, 50-51, 14, 5-7) L’action qu’auraient pu avoir ses amis, ses compagnons de combat, ce sont ses ennemis qui l’opéraient ; en ne lui permet¬tant pas de rester fixé en un endroit, en chassant vers tous les points de l’horizon ce médecin des âmes, ce sont eux, qui manœuvraient contre lui et qui l’expulsaient, qui permettaient à tous d’entendre sa parole! On avait beau le remettre en prison, on ne faisait qu’exciter l’enthousiasme des disciples; on chassait les disciples, et on ne faisait qu’envoyer des maîtres aux peuples qui en étaient dépourvus, on le citait devant une instance plus importante, et on ménageait un bienfait à une importante cité. Aussi le tourment qu’infligeaient les apôtres aux Juifs leur arrachait cette plainte : « Que ferons-nous à ces gens-là 2» (Ac 4, 16) Ce qui revenait à constater : « Les mesures que nous arrêtons contre eux, voilà qu’elles aboutissent à les rendre plus forts. » On l’avait livré au geôlier pour le garder étroitement, et c’est lui-même qui fut gardé, et plus étroitement, par Paul ! On l’avait mis dans un convoi de prisonniers, pour l’empêcher de s’enfuir, et c’est lui qui faisait retentir sa voix auprès des prisonniers!
On l’avait mis dans ce convoi qui allait par mer, dans l’obligation où l’on était d’en finir au plus vite avec le déplacement, et voilà qu’un naufrage se produit et permet d’instruire les gens.
On le menaçait de mille et mille châtiments, pour étouffer sa prédication, et sa prédication ne faisait que s’exalter davantage. Et ils répétaient ce qu’ils avaient dit à propos du Seigneur : « Tuons-le, pour éviter que les Romains ne viennent et ne ruinent notre cité et notre peuple » (Jn 11, 48) ; ce fut le résultat contraire : les Juifs le tuèrent et ce fut pour cette raison que les Romains ruinèrent leur peuple et leur cité, et ce qui, à leurs yeux, devait être pour la prédi¬cation une barrière, en devenait l’auxiliaire. Ce fut la même chose avec Paul : tous leurs assauts contre sa prédication, pour tenter de la ruiner, n’aboutirent qu’à la renforcer et à projeter l’Apôtre vers les sommets d’une gloire inexprimable.
Autant de motifs pour nous de rendre grâces au Dieu qui fait si bien tourner les choses, de célébrer la béatitude de Paul, l’instrument de ces merveilles, et de demander dans notre prière d’obtenir, à notre tour, les mêmes biens avec la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus Christ, par qui la gloire va au Père, avec lequel il la partage, ainsi qu’avec l’Esprit Saint, pour les siècles des siècles. Amen.