Les yeux bien ouverts
Dans son enseignement, Jésus disait : « Méfiez-vous des scribes, qui tiennent à sortir en robes solennelles et qui aiment les salutations sur les places publiques, les premiers rangs dans les synagogues, et les places d’honneur dans les dîners. Ils dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement : ils seront d’autant plus sévèrement condamnés. »
Jésus s’était assis dans le Temple en face de la salle du trésor, et regardait la foule déposer de l’argent dans le tronc. Beaucoup de gens riches y mettaient de grosses sommes. Une pauvre veuve s’avança et déposa deux piécettes. Jésus s’adressa à ses disciples : « Amen, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis dans le tronc plus que tout le monde. Car tous, ils ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a tout donné, tout ce qu’elle avait pour vivre. »
COMMENTAIRE
Jésus regarde, ses yeux sont ouverts. Il observe tous ces gens qu’il côtoie sur les routes et dans les champs, dans les villages et sur les places, dans les maisons et les synagogues, au travail et dans les actes cultuels. Ses enseignements reposent sur une fine analyse des humains, de leurs comportements et de leurs motivations, de leurs pratiques et de leurs attitudes profondes. Il saisit vite les incohérences et les déviations, comme aussi les quêtes et souffrances, et l’authenticité des démarches.
Ici, c’est au temple, au cœur de la vie religieuse du peuple, qu’il partage ses observations. Elles expriment, à propos des scribes, une mise en garde critique. Jésus les a vus sur les places, dans les synagogues et aux banquets de fête. Ils sont d’ailleurs très visibles, ils aiment être vus.
Qu’est-ce que Jésus leur reproche? Les scribes ont une connaissance plus développée des Écritures et de la tradition religieuse. Le problème n’est pas là; on peut en dire autant de Jésus lui-même. Mais leur rapport à la religion est faussé. Celle-ci vise à vivre en alliance avec le Dieu vivant et avec les autres. Elle est ouverture et don de soi, comme Jésus en témoigne par sa vie. Mais ces scribes utilisent leur statut socio-religieux à leur profit. Au centre de leurs gestes, c’est eux-mêmes qu’on trouve. Dieu et autrui ne sont pas là. Il n’y a ni ouverture ni don. La vie en alliance est brisée, elle est absente. Aussi Jésus les blâme franchement et fortement, comme les prophètes l’ont fait avant lui
Dans la deuxième partie, Marc nous montre Jésus directement en train de regarder et d’observer de gens au temple. Ses yeux sont grand ouverts, il remarque ce que d’autres ne voient pas. De nombreux riches mettent beaucoup dans le tronc. Pas de commentaire là-dessus; ils servent de contraste pour mettre en lumière celle qui est dans l’ombre. Qui fait attention à une veuve pauvre, sans importance sociale, qui ne met dans le tronc que quelques sous? Une personne triplement marginale dans la société du temps : femme, veuve, pauvre. Son geste est insignifiant aux yeux de la majorité.
Et pourtant, Jésus exprime sa grande admiration de cette femme. Il fait son éloge. Elle a donné plus que les autres, elle n’a pas donné son superflu mais sa subsistance, son être même. Jésus voit sa générosité, son don radical. Elle est profondément religieuse, femme de l’alliance. Il y a dans son don un dépouillement de soi. Elle est le contraire même des scribes.
Ce récit est touchant. Mais il est plus qu’une anecdote, nous montrant la capacité de Jésus de regarder au plus profond du cœur des personnes. En Marc, il termine la montée de Jésus à Jérusalem. Après, ce sera le discours final sur les derniers temps, puis la Passion. Le don total sur la croix. Cette veuve pauvre est aussi une image de Jésus. Elle dit le visage de Jésus, lui qui va se donner entièrement, sans réserve, lui qui va se dépouiller de tout ce qu’il possède, de sa vie même. La femme veuve pauvre l’annonce, le pré-figure.
Autour de nous, ou au plus loin, bien des personnes discrètes, qu’on ne remarque pas, qui ne sont pas considérées, sont des icônes de Jésus le Vivant. Elles témoignent d’un don généreux, d’une ouverture au mystère de Dieu et des autres. Elles donnent leur temps, leurs ressources même minimes, sans calculer et sans rechercher leur avantage. Des gens en apparence faibles et ordinaires mais qui révèlent la puissance et la grandeur du Dieu aimant, qui est don.
Est-ce que nous les voyons? Nos yeux sont-ils bien ouverts, pour voir?