UN PROPHETE DE JACQUES AUDIARD
Le bruit lancinant des clefs, des verrous, des portes qui grincent et qui claquent, les secs appels au parloir font partie d’un assez banal arsenal cinématographique pour évoquer ces institutions carcérales qui servent de décor à une ou plusieurs scènes de beaucoup de films. L’originalité d’Un prophète (avec un p minuscule), c’est que la prison est le cadre presque unique d’une œuvre qui dure deux heures et demi. Le réalisateur a fait reconstituer un établissement de ce type grandeur nature, permettant à sa caméra d’explorer et de mesurer les distances, en montrant leurs véritables dimensions, oppressantes dans leurs étroitesses.
C’est l’histoire assez simple dans sa trajectoire, mais complexe dans ses détours et ses personnages secondaires, d’un jeune Arabe de dix-neuf ans, nommé Malik El Djebena. Condamné à six ans d’incarcération pour un motif que nous ignorerons, il est démuni de tout : analphabète, sans personne à qui se référer, sans argent évidemment, sans particulière force physique. Il est donc la proie toute désignée des gangs qui règnent et surtout tentent de garder leur prédominance sur la population des prisonniers. Par son intelligence, sa souplesse, sa ruse, son absence totale de scrupules, il deviendra au bout du compte le patron d’une vaste entreprise de trafic de drogue qu’il pourra gérer à sa sortie de prison.
Le film raconte cette ascension dans le crime organisé selon la chronologie et dans la diversité des saisons à peine perceptible, même si de très nombreuses scènes se déroulent dans la cour en plein air où les détenus fument, se promènent, jouent au foot et peuvent se parler et surtout s’observer d’un clan à l’autre.
Cette prison est en effet tenue par deux gangs prêts à tout pour s’éliminer, les Corses et les Maghrébins, dits les « barbus ». C’est le « parrain » des Corses, incontestable patriarche interprété et même sur-interprété par l’acteur danois Niels Arestrup, qui décide de protéger le jeune Malik à condition qu’il égorge un autre prisonnier dans sa cellule. Par menaces, chantage et séduction déployés tour à tour, le parrain va faire de Malik son esclave, mais aussi et progressivement son dauphin dans les affaires les plus louches qu’il gère de sa prison.
Ayant appris à lire et à écrire le français, s’assimilant sans rien en montrer le dialecte corse que le clan utilise pour communiquer, sachant se faire oublier des gardiens, Malik est tout entier mu par l’instinct de survie. Il obtient après quelques années des permissions de sortie qu’il utilise au profit du clan qui le soutient et bientôt à son propre avantage, s’accaparant le trafic de drogue. Il accepte le jeu de la servilité envers le vieux chef presque jusqu’au bout, pour, ayant liquidé ses lieutenants, le rejeter de la manière la plus humiliante et rejoindre le clan des Maghrébins. Quand il sort enfin de prison, il est escorté de quelques Mercedes, symbole de sa puissance crapuleuse.
DIMENSION METAPHYSIQUE
On ne peut nier que l’œuvre d’Audiard est puissante, à l’image de certains films américains qui décrivent la pègre et sa violence. On est loin des suspenses des films de mafia italienne ou chinoise, dont la mise en scène, la musique et l’interprétation les font entrer dans la catégorie du divertissement. Ici, rien de tel : la noirceur du film comme son apparente objectivité (qui confine à l’amoralité) lui donnent implicitement une dimension métaphysique.
La première question à se poser est celle de l’authenticité de la mise en scène et du cadre. Les témoignages semblent concorder sur la véracité des détails, soulignés par la bande-son qui est l’enregistrement, dans de véritables prisons, de ce bruit perpétuel de cris, d’appels, qui sont autant de besoins d’une communication réduite à être inhumaine. La fiction, pourtant, malgré la durée du film, oblige à l’accumulation ou, disons, à la condensation d’éléments terrifiants et troublants : la corruption des surveillants, la violence physique omniprésente, les humiliations que subissent les plus faibles de la part de leurs co-détenus. Nous avons tous entendu parler de la détresse des prisons, des suicides, des sévices sexuels et de l’esclavage de la drogue.
Le personnage de Malik, servi par la performance du jeune Tahar Rahim, tout en tension dramatique, est-il véritablement sans scrupule, totalement amoral comme son comportement semble l’indiquer ? Le crime horrible qui l’a habilité à entrer dans le clan des Corses laisse des traces dans son inconscient et revient hanter ses rêves dont nous sommes les témoins apeurés. Mais il ne l’entraînera que davantage dans la vengeance. De sauvage, ignorant et impuissant qu’il était, Malik devient éduqué d’une certaine manière, subtil et habile. Il a surtout trouvé sa place dans la société souterraine du crime, se situant en quelque sorte dans un au-delà de la haine. De quoi est-il le prophète ?
Il y a dans le film une interrogation profonde sur le système de coercition qui est le seul qu’on ait su inventer. Au milieu de tant de trahisons, il y a bien quelques solidarités qui s’esquissent, mais c’est quand même la spirale du mal qui s’exerce d’un bout à l’autre de cette œuvre terrifiante. Car Malik n’est nullement antipathique et, en un sens, il est profondément humain : il n’en pose que davantage pour le spectateur l’énigme de la force du mal.