« Heureux qui pense au pauvre et au faible,
Au jour de malheur, le Seigneur le délivre ». Ps 41,2
« La police cherche en chaque homme un assassin.
C’est son travail.
Nous, les prêtres, nous cherchons, au contraire,
Dans chaque assassin, un homme.
Et, dans chaque homme, nous cherchons Dieu ». Virgil Gheorghiu.
Tout a commencé lors d’un voyage en Haïti. Je devais y passer deux semaines, j’y suis restée trois mois. J’allais là pour me reposer au milieu d’une année sabbatique. En fait, du repos, j’en ai pris. Mais j’ai aussi et surtout pris une bonne leçon d’Evangile.
Durant mon séjour, je suis allé visiter des malades dans un hôpital de Port-au-Prince, établissement qui n’avait pas précisément le confort de nos hôpitaux du Québec. Je me suis également rendu dans un bidonville de la capitale rencontrer des responsables d’un Foyer de l’Arche de Jean Vanier, Foyer qui accueillait des enfants profondément blessés par la vie et qui était animé par des personnes dont le dévouement m’a profondément touché. J’ai aussi longuement causé avec les timouns, jeunes, garçons et filles, qui rôdaient autour de la Villa Manrèse où je demeurais. J’ai visité leurs cayes (demeures) qui étaient loin d’avoir les commodités de nos maisons nord-américaines. Tout cela m’a donné un coup au cœur.
C’est là que j’ai compris, avec mon cœur, ce que j’avais saisi et enseigné, bien des fois, avec ma tête. Ce fameux chapitre 25 de l’Evangile selon Saint Matthieu est venu me chercher au plus profond de mon être et m’a rejoint jusqu’au bout des doigts : « j’avais faim, vous m’avez donné à manger… j’étais prisonnier, vous êtes venus me voir… ». C’est là, au milieu de ce pays aussi accueillant que pauvre, que le Seigneur m’attendait.
Quand je suis revenu au Québec, mon évêque m’a fait demander à son bureau pour me proposer un travail pastoral. Diplomate, il ne m’a pas d’abord dit ce qu’il attendait de moi. Il m’a posé une question : « As-tu une priorité ? ». Je lui ai répondu : « Oui, je voudrais retourner en Haïti pour travailler avec les pauvres. » Il m’a regardé bien droit dans les yeux et il m’a dit : « Des pauvres, tu vas en trouver ici. » Il ne croyait pas si bien dire. En fait, il souhaitait que je travaille à l’éducation chrétienne scolaire, ce que j’ai fait durant trois ans. Mais les circonstances, que je crois providentielles, ont fait que j’ai été amené à visiter des prisonniers au pénitencier de Cowansville et qu’ensuite l’aumônier du centre de détention de Saint-Hyacinthe a pris sa retraite.
L’évêque est alors arrivé dans mon bureau et m’a dit : « je cherche un aumônier pour la prison de Saint-Hyacinthe. As-tu un nom à me suggérer ? » Je lui ai répondu : « Oui, le mien. » Il m’a déclaré : « Je le savais. Je te nomme tout de suite. »
C’est ainsi que je suis entré au centre de détention de Saint-Hyacinthe. J’y suis resté quinze ans, pratiquement jusqu’à la fermeture de l’établissement. Mon mandat, très large, m’a conduit à y faire de la pastorale une douzaine d’heures par semaine. Cette pastorale consistait principalement à célébrer la messe dominicale le samedi soir, à visiter les secteurs où séjournaient les personnes incarcérées et à recevoir dans mon bureau tous ceux qui demandaient à me parler. Souvent, à l’occasion de ces rencontres, je leur donnais une crois que je bénissais et qu’ils portaient religieusement à leur cou. Certains demandaient également une Bible ou un Nouveau Testament ou encore des livres que j’ai écrits.
Entre temps, à ce ministère à Saint-Hyacinthe, s’en est ajouré un autre pénitencier fédéral de Cowansville où j’ai œuvré deux jours par semaine durant trois ans. A la demande de mon évêque, j’ai également été aumônier au centre de détention provincial de Cowansville, à raison d’une dizaine d’heures par semaine et ce durant deux ans.
Ces années d’aumônerie en milieu carcéral comptent parmi les plus belles de mon ministère de prêtre et de ma vie même. Ce ne fut pas toujours facile, mais ce fut toujours enthousiasmant. C’est là véritablement que j’ai appris l’Evangile, tellement est vraie la parole de Saint Vincent de Paul : « les pauvres sont nos maîtres, ce sont eux qui nous enseignent l’Evangile. » Cela, je l’ai vérifié tant et tant de fois.
Tout au long de ces années, j’ai assez fidèlement tenu un journal. Il contient des anecdotes, des portraits, des réflexions. J’ai pensé qu’après un recul de plus de huit ans, le temps était venu de raconter les merveilles du Seigneur en ce milieu, d’exprimer ma reconnaissance à ces gars que j’ai appris à aimer. Ils m’ont donné bien plus que je ne pourrai jamais leur rendre et surtout ils m’ont enseigné, même à leur insu, le cœur de l’Evangile qui n’est rien d’autre que l’amour du pauvre. Ce n’est que justice si aujourd’hui je leur rends témoignage et hommage.
P 41
W a étendu un produit de sa fabrication sur sa table, en deux lignes. Au lieu de les avaler, il les a sniffées, comme il le fait quand il a de la coke.
L’effet n’a pas tardé à se faire sentir. Il s’est retrouvé « gelé bien dur ». Quand il est venu me voir, il tenait à peine debout. Ses yeux étaient vitreux, ses pupilles, largement dilatées. Il avait de la difficulté à rassembler ses idées et sa parole était fort hésitante.
Mais il tenait à me rencontrer. Il avait des problèmes qui lui tiraillaient le cœur ; Et il n’avait pas le courage de les dire, et surtout de les affronter, sans un petit remontant. Il me parle comme un automate en me fixant droit dans les yeux. Lentement, il me déroule l’écheveau de sa misère. Il est tout « mêlé » et il compte sur moi pour le démêler.
Comment ne pas reconnaître en ce détenu Jésus lui-même qui souffre et qui pleure ? C’est lui qui a pris les traits de ce jeune blessé et qui frappe à ma porte. C’est lui qui a faim d’écoute, qui a soir d’attention. C’est lui qui vient quêter un peu de mon temps et de mon affection. Et comment pourrais-je refuser cela à Jésus qui m’a tout donné ? je ne le peux pas. C’est avec joie et foi que j’accueille W. dans mon bureau.
(à suivre au prochain numéro)